Améliorer nos bébés
Le meilleur des mondes et la témérité de l’ingénierie de la lignée germinale
Les chercheurs et les décideurs politiques du monde entier s’attellent à la tâche de définir quelles sont les meilleures réglementations possibles pour l’édition de la lignée germinale des embryons humains. Qu’y a-t-il de téméraire et de meilleur dans tout ça ? Rien et tout en même temps.
L’être humain a toujours voulu améliorer les choses. Recréer le monde pour le faire correspondre à la fois à nos besoins et à nos capacités, redresser la branche tordue, pour ainsi dire, tout ceci nous habite depuis très longtemps, surtout en ce qui concerne la vie qui nous entoure. Si cela ne fait que soixante-cinq ans environ que nous connaissons les branches tordues de la molécule d’ADN qui est au centre de nos manipulations, nous sélectionnons et croisons depuis des millénaires, dans l’espoir de produire plus gros, plus petit, plus goûteux, plus résistant.
Avec la transition à l’épissage, puis par la suite à l’édition du génome, nous reconfigurons sans cesse les espèces pour les faire correspondre à nos désirs. Chien, poisson, tomate ou graine de soja, de nombreuses espèces et cultures aujourd’hui commercialisées sont le produit de notre conception. À l’avenir, nous pourrions même attribuer à nos créations des gènes et des chromosomes créés de toute pièce. L’intelligence artificielle est déjà en mesure de dissecter la structure et la fonction de la protéine ; de là pourrait se développer la capacité de concevoir de nouvelles protéines et ensuite, dans un pas en arrière supplémentaire du point de vue héréditaire, de constituer les séquences ADN qui leur correspondent. Les insérer dans des cellules embryonnaires donnerait aux organismes adultes de nouvelles capacités et des voies métaboliques absolument inédites.
Dans quelle mesure pourrait-on alors fabriquer nos futurs enfants et, par extension, la famille humaine, en cette ère où la technologie ouvre de nouveaux horizons permettant d’épurer et de rectifier la génération future ? Imaginez un instant ce qui serait possible… et quels seraient les écueils.
Jusqu’où votre témérité vous mènera-t-elle ? Où vous arrêtera-t-elle ?
« La croissance des arbres est très variée. Ils ne sont pas tous parfaitement droits. Les branches ne sont pas toutes parfaites. »
L’avenir aujourd’hui
Prenons les greffes d’organes. Bientôt, quelqu’un recevra le premier cœur ou le premier rein porcin. Le génome du porc aura été modifié de manière à éteindre ou à éliminer les protéines qui déclencheraient une réponse immunitaire chez le patient, évitant ainsi tout rejet.
Mais pourquoi ne pas simplement rendre le porc plus humain ? Les chimères homme-animal sont un sujet controversé, sans être totalement hors de question. Pourquoi ne pas ajouter des cellules souches humaines à des embryons de chimpanzé ? Dans NeXT, le roman de Michael Crichton publié en 2006, c’est précisément ce type de scénario qui est envisagé : celui d’une humanisation chimérique des animaux.
Nous n’avons pas encore développé d’organisme transgénique notoire, mais il est probable que ce jour viendra. Étant donnée, par exemple, la motivation scientifique d’exploitation d’une telle « plateforme » intégrée pour mieux comprendre le développement du cerveau, on pourrait en arriver à écarter les questions éthiques si souvent évoquées dans le milieu moral ambiant.
Quelle sera l’étape suivante en termes d’applications humaines ? Au vingtième siècle, on s’est surtout concentré sur le contrôle des épidémies et de la propagation des maladies infectieuses. La découverte des antibiotiques et le développement des vaccins, avec l’accès à de l’eau potable, ont été des éléments décisifs dans le domaine de la santé.
Avec la transition au vingt-et-unième siècle, l’attention s’est reportée sur les cellules humaines. L’assaut des maladies infectieuses se poursuivra, mais que se passerait-il si on pouvait, grâce à l’édition, éliminer purement et simplement la maladie du génome humain ? « Incroyable, disait Jennifer Doudna à Vision en 2016. On a un outil qui, dans le principe, permet de changer l’évolution humaine. On peut effacer une mutation présente dans toute une population, s’en débarrasser purement et simplement. »
Doudna, qui est professeur de chimie et de biologie moléculaire et cellulaire à l’université de Berkeley en Californie, a travaillé avec Emmanuelle Charpentier (qui est aujourd’hui à la Max Planck Unit for the Science of Pathogens à Berlin) sur le déblocage du potentiel de l’édition du gène CRISPR-Cas9. « Lorsque nous avons découvert cette protéine dans le système immunitaire bactérien, ce n’était pas ce que nous cherchions, bien entendu, explique Doudna. Pourtant, dès que nous avons compris comment elle fonctionnait, nous avons réalisé que ce serait un incroyable outil pour éditer le génome. Comme nous pouvons la programmer avec ce tout petit morceau d’ARN, nous pouvons créer une rupture où nous le souhaitons. »
Ceci signifie que les scientifiques ont désormais les ciseaux moléculaires et le système de ciblage qui leur permettent d’effectuer une édition spécifique parmi les 3 milliards de paires de base de notre génome. Trouver une lettre spécifique dans notre ADN (la lettre inexacte du chromosome 11 qui provoque la drépanocytose, par exemple) revient à trouver un A précis dans une pile de 900 Bibles. Et pourtant, dans n’importe quel génome, animal ou végétal, CRISPR peut trouver cette lettre et la changer.
C’est une révolution pour la biologie, explique Doudna.
« Nous avons un outil qui permet de réécrire le code génétique, de modifier l’ADN dans les cellules. Ce n’est pas rien. Il permet aux scientifiques de faire des choses qui, dans le passé, auraient été vraiment difficiles, voire impossibles. »
Fuite du laboratoire
L’édition des gènes n’est pas réservée à la communauté scientifique. Le bas coût de la technologie CRISPR et la relative facilité de l’autoformation ont rendu accessible son utilisation par pratiquement tout le monde. La série documentaire Netflix de 2019 intitulée Sélection contre nature révèle à quel point la « démocratisation » de la science moléculaire avance rapidement. « Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer d’explorer l’arbre de la connaissance, disait un généticien, mais nous courons toujours le risque de découvrir quelque chose que nous ne pourrons pas gérer. »
Le code de l’ADN, ce n’est pas un logiciel informatique. Une personne, c’est plus qu’un code, les enfants sont plus que des gènes hérités de leurs parents. Et pourtant les gènes sont d’une importance critique, parce que le code qu’ils portent détermine les paramètres physiologiques qui affectent notre santé et qui nous sommes. D’une manière ou d’une autre, ils nous limitent. Quelqu’un de grand ne sera pas jockey de haut niveau. Le claustrophobe ne fera pas un très bon astronaute. Nous aimerions éviter la maladie et pourtant, souvent, la « branche tordue » est précisément ce qui nous donne notre identité, notre individualité, voire même des dons extraordinaires. Le souci désormais, c’est que les définitions des termes « maladie » et « tordu » pourraient devenir malléables.
Investir dans l’amélioration de l’environnement social, culturel et mental qui influe sur notre bien-être serait sans doute plus pratique et plus efficace, pourtant nous nous sommes principalement orientés vers une plus grande influence génétique. Une décennie avant l’apparition de CRISPR, Gregory Stock reconnaissait cette fixation sur le génome humain : « La possibilité de modifier les gènes de nos enfants à venir n’est pas une vague branche isolée de la biologie moléculaire. Elle fait partie intégrante des avancées technologiques, point culminant d’un siècle de progrès dans le domaine de la biologie. » (Redesigning Humans: Our Inevitable Genetic Future).
Grâce à des outils d’édition des gènes tels que la technologie CRISPR et à un kit émergeant de protéines coupant l’ADN, qui sont encore plus précis, l’avenir du contrôle est là. La question n’est plus de savoir si cela se fera ou comment, mais de savoir s’il faut le faire et quand. Pourrons-nous déterminer ensemble quand aller plus loin pourra se faire sans risque ? Et qui décidera des traits qu’il faudra changer ? Certains groupes de scientifiques ont proposé des moratoires sur l’expérimentation en attendant de trouver des réponses. Entretemps, l’édition des gènes se fait en-dehors des universités, sans supervision, dans les garages et les cuisines.
La FIV et la fenêtre d’édition
En ce qui concerne l’édition thérapeutique des cellules des patients (par exemple le retrait de cellules immunitaires d’un adulte, ensuite réintégrées pour lutter contre le cancer), le témoin d’avertissement est passé au vert et de nombreux essais cliniques sont en cours. Mais la question de savoir quand passer à l’édition de la lignée germinale est plus complexe. Au centre de l’édition de la lignée germinale, il y a l’embryon, et dans ce cas, la création de l’embryon est le travail de la fécondation in vitro (FIV).
Robert Edwards, pionnier dans le domaine de la fertilité et qui, avec Patrick Steptoe, a mis au point les toutes premières techniques de la FIV, a corroboré le point de vue de Stock sur cette évolution. Il note en 2004, dans ses écrits sur le pouvoir potentiellement thérapeutique des cellules souches embryonnaires, que l’évolution de la biomédecine dans plusieurs domaines dépend des réussites passées obtenues grâce à la FIV humaine. Produire des cellules souches grâce à la création d’embryons, disait-il, « faisait partie des intentions d’origine, lors de l’introduction de la FIV humaine. » (Évidemment, aider les couples stériles à avoir un enfant faisait également partie des objectifs.)
Avoir un accès peu de temps après l’union de l’ovule et du sperme, lorsqu’il y a très peu de cellules à couper, permet de changer la trajectoire à la fois de la vie individuelle et de la lignée familiale. Puisque toutes les cellules du corps portent les mêmes informations d’ADN que la première, tout changement apporté à ces premières cellules embryonnaires est un changement apporté partout. Il est également possible de commencer encore plus tôt : les cellules de l’ovule ou du sperme peuvent être éditées avant la fertilisation.
Les personnes créées avec ces modifications les transmettront à leurs enfants. Par définition, ces modifications génétiques feront désormais partie de la lignée germinale.
Première édition d’embryon humain
He Jiankui, anciennement biophysicien à Southern University of Science and Technology à Shenzhen en Chine, parle de chirurgie génétique pour désigner l’édition de l’embryon. « La chirurgie génétique est une autre avancée dans la FIV, dit-il. Chez certains enfants, la chirurgie génétique précoce peut être la seule option viable pour guérir une maladie héréditaire et prévenir toute une vie de souffrance. »
En 2015, le premier rapport sur la modification de gène d’embryon humain était publié. Grâce à des embryons non viables provenant de la FIV et obtenus dans des cliniques spécialisées, d’autres scientifiques chinois avaient testé la précision des éditions CRISPR chez les humains. Cette avancée est arrivée très rapidement après la découverte de 2012 par Doudna et Charpentier. Selon Edward Lanphier, qui était alors président de Sangamo Biosciences, « l’accès généralisé à la technologie CRISPR et la simplicité de création de CRISPR donnent aux scientifiques du monde entier la possibilité de mener n’importe quel type d’expérience souhaité. »
Cette première tentative de modification de la lignée germinale humaine a motivé le premier sommet international sur l’édition du génome humain (Washington, 2016). Suite à ce sommet, Doudna avait exprimé ses inquiétudes à Vision : « J’aimerais voir la communauté des peuples, c’est-à-dire nous tous qui vivons aujourd’hui dans un monde dans lequel cette technologie existe, essayer ensemble de la comprendre suffisamment bien pour pouvoir réfléchir, en tant que société, sur les utilisations que nous allons en faire, de manière à ce qu’elle soit bénéfique pour les peuples et, espérons-le, qu’elle ne nous soit pas nuisible. Nous devons maximiser les bienfaits, tout en minimisant les risques et les dangers. »
À l’époque, Doudna était optimiste et globalement confiante. Elle pensait qu’il était possible d’aller de l’avant, dans une collaboration générale.
« Nous souhaitons avancer dans le respect de la vie humaine, avec prudence, donc, tout en comprenant bien aussi qu’il y a des patients qui attendent désespérément certains traitements. Nous devons faire l’équilibre entre les bénéfices et les risques. »
Plaider en faveur de la poursuite des efforts
Quels sont les règles ou principes que doit respecter la science pour aller plus loin ? Lors du second sommet international sur l’édition du génome humain (Hong Kong 2018), He Jiankui—également connu sous les initiales JK—avait prévu de présenter une série de principes qui, selon lui et selon ses collaborateurs, pourraient jeter les bases d’une approche éthique et humanitaire solide pour aller de l’avant dans le domaine de l’édition de la lignée germinale humaine.
Dans l’article intitulé « Draft Ethical Principles for Therapeutic Assisted Reproductive Technologies » (premiers principes éthiques pour les techniques de procréation assistée d’ordre thérapeutique), He et ses collègues proposaient la mise en place « d’un ensemble de base de valeurs humaines fondamentales » par les communautés de médecins et de patients, afin de faire avancer le dialogue sur « l’utilisation éthique des techniques de procréation assistée, dont la FIV, en vue d’aider les couples confrontés à des problèmes de stérilité à concevoir des enfants en bonne santé. » Les paramètres d’une « chirurgie génétique intervenant au stade primaire de la vie » seraient simples et succincts, de manière à les rendre accessibles au grand public : « Les législateurs des pays souhaitant autoriser des essais cliniques et, au final, des demandes réglementaires pourraient s’inspirer de ces valeurs pour ensuite rédiger des règles cohérentes qui refléteraient aussi la diversité des croyances religieuses, des aspects culturels et des enjeux de santé publique caractéristiques de leurs pays. »
Initialement, l’article publié dans The CRISPR Journal, semblait plutôt sensé : « Les chirurgies génétiques, y compris l’édition génétique utilisant la technologie CRISPR et les techniques de don mitochondrial, annoncent de nouvelles stratégies thérapeutiques effectuées pendant la fertilisation in vitro (FIV) et pouvant guérir ou prévenir ces maladies sans que l’enfant n’ait à en souffrir. » Les auteurs posent ensuite la question suivante : « Que proposer en matière d’éthique et de lignes rouges ? »
Ils affirment : « Nous avons beaucoup réfléchi aux fondements éthiques de la réglementation dans le cadre de discussions entre chercheurs, patients et défenseurs des droits des patients, et éthiciens, en Chine comme ailleurs. » William Hurlbut faisait partie de ces éthiciens et il nous avait partagé ses impressions sur He lors d’un entretien avec Vision : « JK est quelqu’un de très sympathique lorsqu’on discute avec lui, et il est sincère : il veut faire le bien… Il n’avait de cesse de me répéter : ‘Il faut faire avancer ce projet, parce que la science ne présente pas de danger.’ » Il était convaincu que la science ne présentait pas de danger. »
L’article de JK énonce cinq principes permettant de déterminer s’il faut approuver l’édition de la lignée germinale dans une situation précise :
- Compassion pour les familles qui en ont besoin.
- Réservé aux maladies graves, jamais pour des raisons futiles.
- Respect de l’autonomie de l’enfant.
- Les gènes ne définissent pas la personne.
- Tout le monde mérite d’être libéré des maladies génétiques.
Difficile d’être en désaccord avec ces idées.
« Nous avons d’autres convictions, moins universelles, qui limitent davantage l’utilisation de la chirurgie génétique, indiquent les auteurs, notamment le besoin de donner la priorité aux besoins de santé des populations locales et de se concentrer exclusivement sur le traitement des maladies par des variantes génétiques naturelles à haute prévalence. »
Le chariot avant les bœufs
He Jiankui avait donc prévu de présenter ces informations lors de la conférence de Hong-Kong. Dans un e-mail à Vision, le modérateur de la session, Robin Lovell-Badge (du Francis Crick Institute à Londres), a pu confirmer l’ordre dans lequel les faits se sont déroulés : « Effectivement, la présentation préliminaire de JK comportait quelques diapositives sur son point de vue sur l’éthique de l’édition du génome de la lignée germinale humaine. Selon Kevin Davies, rédacteur en chef de The CRISPR Journal, il avait bien été prévu de publier ces informations au moment de la réunion du sommet. »
Un peu comme un des problèmes majeurs posés par l’édition CRISPR, à savoir le danger de rater sa cible et de faire des erreurs dans l’édition du génome, le plan de He a périclité lorsqu’on a su qu’il avait déjà utilisé la méthode CRISPR neuf mois auparavant pour éditer et implanter des embryons. La nouvelle de la naissance des jumelles Lulu et Nana a été rendue publique la veille de la conférence.
Lovell-Badge poursuit : « Je suis relativement certain que JK ne souhaitait pas que l’histoire des bébés soit connue tant qu’un [second] article les décrivant n’aurait pas été publié dans une ‘revue de renom’. Et il avait l’air d’être sincère lorsqu’il s’est excusé de cette annonce prématurée. » Lovell-Badge a rédigé un compte-rendu détaillé des réunions qui ont eu lieu dans les coulisses à l’époque.
L’intention cachée de He Jiankui était-elle de créer une sorte de consensus à l’appui de ses déclarations éthiques avant que ses agissements ne soient connus ? Si la communauté scientifique avait appuyé ses « premiers principes », elle aurait éventuellement pu aider He et d’autres à justifier certaines actions antérieures. Les principes, s’ils avaient été sincères, auraient pu ouvrir la voie vers l’acceptation de l’édition de la lignée germinale.
Selon Jon Cohen de la revue Science, JK jetait également les bases d’une sorte de commerce touristique de la lignée germinale. Qui sait ? Nous aurions pu nous précipiter sur cette voie beaucoup trop vite sans ce bouleversement de la chronologie prévue des événements. Par ses manquements au respect dû aux principes de précaution qui avaient été consentis d’un commun accord en 2016, toute notion éventuellement utile dans ses « premiers principes » s’en est trouvée vouée à l’échec, puisque ces derniers ont été interprétés exclusivement comme un appel à justifier ses agissements personnels.
The CRISPR Journal a retiré l’article, citant l’évident conflit d’intérêt de He. Son rédacteur en chef a déclaré à Genetic Engineering and Biotechnology News : « Les auteurs ont délibérément omis de nous informer des recherches cliniques qu’ils effectuaient sur l’édition de la lignée germinale et de la naissance des nourrissons… Ceci nous fournit une perspective fascinante sur l’état d’esprit des auteurs avant que la nouvelle ne soit connue, ainsi que sur leurs errements. »
He Jiankui a été traité en martyr, en scientifique dévoyé. Mais son périple osé dans l’océan de la génétique a rendu les flots d’autant plus attractifs. S’il existait un Rubicon de l’édition de la lignée germinale, on l’a désormais traversé.
« Nous avons dépensé des milliards à démêler notre biologie, non pas par curiosité oisive, mais dans l’espoir d’améliorer nos vies. Nous n’allons pas maintenant fermer les yeux sur tout ça. »
« On est vraiment passé au niveau supérieur, déclare Eric Juengst, directeur du centre de bioéthique de l’université de Caroline du Nord à Wired. Il a sauté l’étape de la recherche sur la sécurité que tout le monde demandait. Il y a dorénavant davantage de pression pour effectuer ces recherches. »
« Selon Juengst, est-il dit dans l’article, qu’il y aura un jour dans le monde des êtres humains perfectionnés grâce à l’édition génétique est inévitable. ‘Les gens devront apprendre à vivre dans un monde dans lequel ils auront parmi eux des semblables dont les gènes auront été édités, dit-il, et c’est un autre domaine de travail auquel les gouvernements pourront s’atteler s’ils le souhaitent, à savoir de moins se préoccuper de policer la science et de davantage préparer la société à vivre avec ce nouveau type de diversité génétique.’ »
Est-il déjà trop tard ? La course est-elle déjà allée trop loin ?
Il est possible que de nouvelles réglementations définissent des lignes dures, opposées à la modification de la lignée germinale. Mais si Lulu et Nana sont normales et en bonne santé (ce qui n’a pas encore été confirmé de source indépendante), certains parents désespérés ou curieux trouveront un moyen de tenter le coup. Dans son livre Designing Babies: How Technology Is Changing the Ways We Create Children, Robert Klitzman du Columbia University Medical Center note à quel point il sera difficile de fermer le chapitre désormais ouvert de l’édition de la lignée germinale.
Pointant du doigt la faiblesse de la règlementation et le fait que de nombreux pays, y compris les États-Unis, abordent les techniques de procréation médicalement assistée sous le regard des lois du marché, Klitzman doute que les tentatives visant à réguler l’implantation future d’embryons édités seront efficaces. « Même l’ONU, avec ses représentants de tous les pays, a des pouvoirs limités, indique-t-il. Le moment viendra où le transfert d’embryons aux gènes édités dans des utérus humains sera probablement approuvé à titre expérimental ou plus largement à titre clinique, une fois que les risques auront été mieux définis, même si certains dangers persisteront probablement. »
Il continue : « De nombreux médecins et parents potentiels considèrent que l’autonomie du patient est prioritaire sur les droits de l’enfant futur et ils minimisent les éventuels risques médicaux, psychologiques et sociaux de la procréation médicalement assistée sur le long terme. De plus, il s’agit d’un secteur lucratif, compétitif, qui recherche les profits et est globalement opposé à toute directive forte, ce qui veut dire que de nombreux médecins pourraient décider d’effectuer ces procédures sans que leur soient opposés de réels obstacles réglementaires ou administratifs » (mise en évidence par Klitzman).
La procréation médicalement assistée peut faire plus que de simplement aider les couples stériles à avoir un enfant. Elle peut aider les couples à avoir l’enfant qu’ils veulent. Dans cette quête de la santé, la question se pose de savoir si nous allons en venir à traiter nos enfants comme des objets. Allons-nous les réduire à de simples produits bien ajustés, rectifiés et génétiquement peaufinés, conformément à la recette des parents ? Dans un monde où tout se pense en termes de consommation et d’économie de marché, certains pourraient bientôt avoir les moyens économiques et médicaux de s’acheter des améliorations de leur lignée germinale. Un parent ayant employé la FIV expliquait son raisonnement à Klitzman en ces termes : « Puisqu’on paie pour avoir un enfant et que la technologie existe, pourquoi ne pas l’utiliser ? Lorsqu’on veut s’acheter une voiture, on ne cherche pas simplement un véhicule à quatre roues. On peut vouloir une Mercedes. C’est pour ça qu’il y a autant de voitures différentes. Je ne vois rien de mal à ça. »
Serons-nous suffisamment téméraires pour rejeter un tel avenir ?
« ‘Si tu manges du fruit interdit, avertit Dieu, tu mourras certainement.’ ‘Mangez, promet le serpent, et vous serez comme Dieu.’ Cette tentation, celle d’être comme Dieu, est à la source des dilemmes éthiques posés par la biologie moléculaire. »
Dans une vidéo qui était censée coïncider avec l’annonce publique prévue de la naissance de Lulu et Nana, He Jiankui fait une demande bouleversante. S’il existe un scepticisme collectif concernant ses motivations, sa requête paraît sincère : ne pas oublier que ces nourrissons sont tout simplement des enfants et que leurs parents avaient la conviction de faire le bon choix. Les parents avaient-ils compris toutes les implications de ce que He leur demandait d’entreprendre ? Probablement pas. Mais un parent désespéré ne sait pas toujours passer outre son espérance d’avoir un enfant en bonne santé. Il aura tendance à saisir n’importe quelle main tendue.
« Nous espérons que vous saurez leur faire miséricorde, dit-il. Leurs parents ne voulaient pas d’un enfant sur mesure, il voulaient simplement un enfant qui ne souffrirait pas d’une maladie que la médecine peut désormais prévenir. La chirurgie génétique est et doit demeurer une technologie curative. Un parent aimant n’est pas un parent qui recherche [le perfectionnement]. Ceci doit être interdit. » Et de conclure : « Je suis convaincu que les familles ont besoin de cette technologie et je suis personnellement prêt à supporter les critiques en leur nom. »
Témérité ou affront ? Argument de vente intéressé ou requête sincère ? Le temps nous dira si le travail de He est une révolution ou un désastre. Entretemps, la recherche et les débats se poursuivent.
« À ce stade, explique Doudna, je suis d’accord avec l’OMS et les National Academies qui recommandent une réglementation rigide interdisant l’utilisation [de l’édition de la lignée germinale] tant que les questions scientifiques et techniques n’auront pas été traitées et que les questions éthiques et sociétales n’auront pas été résolues. Je préfère ceci à un « moratoire » qui, pour moi, est d’une durée indéfinie et bloque donc totalement la voie vers une éventuelle utilisation responsable. L’idée, c’est d’encourager non pas d’empêcher une discussion ouverte et transparente sur ce sujet important. »
Est-il possible de dépasser les conflits d’intérêt qui obscurcissent la clarté de la discussion ? Qui doit mener cette discussion ? L’intérêt personnel est un facteur de motivation puissant. Les chercheurs seraient tenus de mettre un frein à leurs recherches, surtout dans le domaine du perfectionnement génétique. Une telle attente, cependant, implique que tous, nous soyons prêts à faire un pas en arrière pour ne pas franchir ce seuil. Ce qui semble plus probable, c’est que nous allons vouloir exploiter ces nouveaux outils pour essayer de rectifier certaines choses qui n’ont pas à être rectifiées.
S’il y avait un cinquième cavalier dans l’Apocalypse, peut-être serait-il génétiquement modifié et son cheval aiguillonné par l’aveuglement… Peut-on parler de témérité lorsqu’on fonce tête baissée dans le nouveau monde de la modification génétique humaine, qui conduira sans doute inévitablement au perfectionnement ? Ou serait-il plus sage de prendre du recul, de résister à cette tentation, de tirer sur les rênes et d’aspirer plutôt à un certain contentement à trouver dans notre diversité, nos limites et nos « branches tordues » ? Tel est notre enjeu collectif dans ce meilleur des mondes, monde de témérité, dans lequel on fabrique les bébés.