Dépassez-vous !
Réfléchissez-vous régulièrement à l’impact de vos paroles et de vos actes sur votre entourage ? Si vous souhaitez des relations saines, c’est pourtant la question à vous poser.
Nous avons tous vu l’égocentrisme en action : le couple entouré de bagages qui occupe le milieu du tapis roulant de l’aéroport, sans se soucier de ceux qui auraient besoin de passer ; l’automobiliste qui écrase son klaxon parce que, devant lui, un véhicule reste à l’arrêt malgré le feu vert… pour qu’un piéton finisse de traverser ; l’homme politique qui s’attribue le mérite de toutes les réussites évidentes et reproche à ses opposants tous les échecs.
Nous n’avons pas seulement observé des situations comme celles-ci, nous en avons presque certainement été nous-même responsable à tel ou tel moment. Tomber dans le piège de l’égocentrisme, ou de ce que certains chercheurs appellent le « biais égocentrique » (ou d’égocentrisme), est une tendance universelle. Que nous le voulions ou pas, nous sommes tous un peu égocentriques du simple fait de notre nature humaine. Il semble même que la société actuelle encourage l’égocentrisme, ou du moins nous décourage de contrer ce penchant automatique. Comment pouvons-nous dépasser notre moi pour prendre en considération, non seulement les besoins des autres, mais aussi les effets de nos actes sur leur bien-être ? Pourquoi est-il si difficile de renoncer assez longtemps à notre point de vue pour regarder le monde à travers les yeux de quelqu’un d’autre ?
Bien trop humains
Par défaut, nous sommes le centre de notre monde. Enfants, non seulement nous sommes dans l’incapacité de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, mais nous ne savons même pas que l’autre a une place, encore moins des sentiments, des opinions ou des expériences qui ne correspondent pas aux nôtres.
Cependant, en grandissant, nous développons (généralement) ce qui est défini comme la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire la capacité d’attribuer des états mentaux aux autres, sans nous arrêter à nous-même. Une fois adultes, à condition d’avoir eu des proches attentifs et les ressources psychologiques nécessaires, nous devrions pouvoir assez bien imaginer le monde vu par autrui, dès lors que nous nous souvenons de le faire.
La difficulté vient précisément du fait que nous devons nous le rappeler consciemment : quelle que soit la réussite de notre évolution d’un égocentrisme infantile normal à la version adulte, le cerveau humain ne dépasse jamais sa propension aux biais égocentriques qui opèrent à la limite de notre perception consciente. Cette prédisposition peut apparaître comme une tendance à ignorer les preuves et informations qui ne corroborent pas notre raisonnement, ou à négliger les complexités pour favoriser des notions simplistes qui nous permettent d’arriver à des jugements faciles et rapides. Nous sommes aussi enclins à évaluer nos propres traits de caractère et nos aptitudes de façon égocentrique. L’autojustification moralisatrice n’est pas seulement un piège potentiel pour fanatiques religieux ; les gens en général tendent à penser qu’ils sont moins susceptibles d’actes immoraux que les autres et à évaluer plus généreusement leurs aptitudes personnelles à diriger.
« La droiture égocentrique décrit une tendance à se sentir supérieur sur la base de la croyance que l'on a réellement compris comment le monde fonctionne. »
Ces biais opèrent en passant inaperçus, même (ou peut-être surtout) lorsque nous sommes pleinement convaincus de nous soucier de l’intérêt de l’autre. Bien que l’idée soit parfaite pour une chanson d’amour ou une berceuse, personne ne peut vraiment être « notre tout » comme nous le sommes. Peu importe à quel point nous aimons quelqu’un ou dans quelle mesure nous pensons être altruistes, c’est une véritable gageure de connaître intuitivement les expériences de quelqu’un d’autre, d’anticiper et de répondre avec une précision parfaite à ses sentiments, ses convictions et ses réactions. Pourtant, apprendre cette compétence au mieux de nos capacités est essentiel pour éviter et apaiser des conflits, donc bâtir des relations saines. Cette approche, parfois appelée « changement de perspective », exige de l’empathie, et souvent une imagination formidable.
Les individus qui atteignent l’âge adulte sans cette compétence font preuve d’un manque apparent de perception ou de préoccupation des autres et de leurs besoins, et ne semblent pas avoir conscience de la manière dont leur attitude affecte autrui. On pourrait appeler cela un état d’esprit « égocentrique ».
Égocentrisme ou narcissisme ?
L’égocentrisme est souvent pris pour du narcissisme mais, bien que les deux aient des points communs, ils sont différents. Le narcissisme suppose l’amour et l’admiration de soi-même, le sentiment que l’on est spécial, que l’on mérite une position spéciale. L’égocentrisme est la tendance à confondre sa propre réalité avec celle des autres. Autrement dit, l’individu suppose que sa vision des choses prend en compte toutes les informations pertinentes. Il peut être narcissique sans être plus égocentrique que n’importe qui. Il peut percevoir le point de vue de l’autre, mais n’en faire aucun cas. Son opinion prévaut. On peut aussi être égocentrique sans être narcissique : l’individu s’intéresse peut-être sincèrement aux autres, mais il estime que sa vision de ce qui est le mieux pour eux est plus pertinente que la leur, tout cela dans l’éventualité peu probable où il aurait envisagé que leurs besoins et désirs puissent différer des siens.
Narcissisme
Le nom de l’état social communément appelé le narcissisme vient de la mythologie grecque. D’après une version de la légende, Narcisse, fils du dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, était d’une beauté telle que toutes celles qui le voyaient en tombaient amoureuses. Pourtant Narcisse rejetait toutes ses admiratrices.
Parmi celles qui s’étaient éprises de lui se trouvait une nymphe dénommée Écho. Elle fut si désemparée d’avoir été ignorée qu’elle se retira dans un lieu isolé, s’étiolant jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle qu’un murmure. D’après le récit, les dieux grecs entendirent les supplications de vengeance des jeunes femmes éconduites et rendirent Narcisse amoureux de son reflet dans une pièce d’eau. Subjugué par la vision de lui-même, il ne put s’arracher de la rive de l’étang. Le regard fixé sans cesse sur sa propre image, il dépérit et mourut.
Le terme narcissique a fini par qualifier quelqu’un qui est en adoration de lui-même ou, d’une manière ou d’une autre, extrêmement égocentrique.
Les biais d’égocentrisme ne sont pas anodins, même pour leur hôte. Par exemple, supposer que les actes et comportements de quelqu’un nous ciblent de façon négative (alors qu’en fait, nous ne sommes pas du tout sur son radar) peut mener à la dépression, à l’anxiété, à une piètre estime de soi et à de nombreux autres problèmes de santé mentale.
D’un autre côté, supposer que les autres ont de nous une opinion plus haute qu’en réalité peut nous exposer au narcissisme, même si cette pensée semble nous protéger de la dépression et de l’anxiété. C’est ce qu’un groupe de chercheurs a constaté dans une étude de 1988. Ils ont observé que beaucoup de personnes non déprimées avaient tendance à s’auto-évaluer positivement de façon peu réaliste, et croyaient maîtriser leur vie mieux que ce n’était le cas. Cette « auréole illusoire » est souvent absente chez les déprimés, qui sous-estiment plutôt leur niveau de maîtrise et se jugent défavorablement. À première vue, cela semblait être une bonne nouvelle. Peut-être devrions-nous tous céder à nos illusions égocentriques pour vaincre la dépression, ont pensé certains. Mais avec le temps, d’autres chercheurs ont découvert que les biais illusoires, accentuant l’un ou l’autre côté de la réalité, ne nous rendent pas service. Notre santé psychologique est meilleure lorsque notre vision de nous-même s’accorde au plus près avec la réalité.
Il peut paraître paradoxal de commencer en étudiant comment nous pouvons bénéficier d’une lutte contre nos tendances égocentriques, mais il faut bien commencer quelque part ! En tant qu’êtres sociaux, nous dépendons du lien social pour préserver et entretenir notre santé mentale et notre longévité. Nous ne pouvons pas réussir dans nos relations sociales si nous ne tenons pas régulièrement compte des points de vue de ceux qui nous entourent. En fait, c’est un aspect essentiel de l’intelligence émotionnelle qui contribue à la réussite, que ce soit à la maison, à l’école ou au travail.
Passer de soi-même à l’autre
Grâce à l’immense popularité de ses livres sur l’intelligence sociale et émotionnelle, le psychologue américain Daniel Goleman est connu pour avoir mis en évidence l’importance de la conscience de soi et de la conscience des autres dans nos émotions et nos relations. Son intérêt pour le sujet a été éveillé en 1990 après la lecture d’un article des psychologues John Mayer et Peter Salovey, qui établissait « l’intelligence émotionnelle » comme une qualité humaine mesurable.
Depuis, l’expression a fait son chemin. Dans la culture populaire, elle est souvent confondue avec une simple empathie, mais la définition de l’intelligence émotionnelle proposée par Mayer et Salovey est plus complexe que l’acception commune. Elle englobe « la capacité de percevoir et d’exprimer une émotion, d’assimiler une émotion dans une pensée, de comprendre et raisonner avec émotion, et de réguler l’émotion en soi et chez les autres ».
L’empathie est assurément une composante de l’intelligence émotionnelle, de même que l’aptitude à réguler nos pensées et notre comportement de façon à avoir un effet positif sur notre vie et sur nos relations avec les autres. Dans son livre paru en 2016, The 3 Dimensions of Emotions, le psychologue Sam Alibrando fait référence à trois dimensions des émotions, à savoir la force, le cœur et la pleine conscience. D’autres les ont identifiées en termes différents mais familiers. Par exemple, il indique que les physiologistes évoquent trois réponses émotionnelles au conflit et à la peur : « combattre, fuir, et s’immobiliser et apaiser ». Quant à la psychanalyste Karen Horney, elle les a décrits comme « marcher contre (combattre), s’éloigner (fuir) et aller vers (s’immobiliser, apaiser) ».
Pourtant, ces dynamiques ont probablement été reconnues il y a bien plus longtemps. Alibrando suggère que Paul de Tarse faisait référence à des moteurs similaires en parlant de force, d’amour et de sagesse. Pour Paul, apôtre du premier siècle, ce sont des expressions de l’Esprit Saint à l’œuvre dans l’intelligence humaine qui fournissent l’antidote à la réaction de peur.
« Car ce n’est pas un esprit de timidité que Dieu nous a donné ; au contraire, son Esprit nous remplit de force, d’amour et de sagesse. »
Dans le modèle d’Alibrando, chacune des trois manières de réagir peut avoir une charge positive ou négative mais, pour refléter l’intelligence émotionnelle, les trois doivent être équilibrées et se déclencher sous une forme positive. Nous pouvons tous repérer des modalités négatives d’exercer la force : domination, arrogance, violence. Mais l’amour peut-il s’exprimer de façon négative ? Cela aiderait peut-être de l’envisager comme un manque de limites émotionnelles : dépendance affective, agressivité passive, manipulation émotionnelle, fausse humilité, permissivité, codépendance. Dans la forme négative de la pleine conscience, la personne pourrait être détachée, distante, fuyante, déconnectée, isolée. Il est facile de voir comment chacun de ces traits de caractère négatifs peut intervenir comme un réflexe face à n’importe quelle forme de peur.
En gardant ces considérations à l’esprit, il est évident que Paul parlait de la charge positive de chaque dimension. Par exemple : l’utilisation de la force inspirée de Dieu pour aider plutôt que contrôler les autres ; le genre d’amour qui repose sur une préoccupation altruiste et pieuse ainsi que sur le respect envers les autres, plutôt que sur ce que l’on peut tirer d’une relation ; et la sagesse de l’esprit selon Dieu, qui évalue une situation avec authenticité, pondération et maîtrise de soi, le tout dans un contexte traduisant une juste perception de soi et des autres, plutôt que le repli sur soi pour ruminer de supposés affronts.
Sous cet angle, selon Paul, l’antidote spirituel à la peur semblerait être également l’antidote à l’égocentrisme. À tel point que nous avons la possibilité d’user de la force d’une façon positive qui manifeste notre amour et notre souci à l’égard des autres, et qu’en nous appuyant sur une sagesse pieuse et sur une perception consciente de leurs besoins réels et de nos propres motivations, nous limitons notre tendance à devenir la proie de nos dispositions égocentriques naturelles.
Les personnes qui sont en capacité de contrôler et d’équilibrer ces réactions émotionnelles sont douées, non seulement pour changer de perspective (percevoir et comprendre les émotions des autres), mais aussi pour gérer leurs émotions et comportements à la lumière de cette compréhension. Autrement dit, elles deviennent suffisamment conscientes d’elles-mêmes pour reconnaître leurs propres sentiments de manière à identifier les mêmes sentiments et points de vue chez les autres. Mais elles deviennent suffisamment conscientes des autres pour saisir que les sentiments et points de vue d’autrui peuvent être différents des leurs. Elles peuvent alors réfléchir de façon critique au moyen d’adapter leur réaction comme il convient.
Faire le lien avec la forme appropriée de force, d’amour et de sagesse ne se limite pas à essayer de lire les expressions ou le langage corporel de quelqu’un, ni à faire des déductions à partir d’un comportement. Les individus qui excellent dans le changement de perspective se renseignent sérieusement sur l’expérience des autres, que ce soit en se mettant à leur place par empathie ou simplement en leur posant des questions.
Il n’est guère surprenant de pouvoir en bénéficier largement une fois que nous avons compris ce que les autres ressentent et pourquoi ils se comportent comme ils le font. Ainsi, nous commençons à ressentir davantage de compassion pour eux, et pour d’autres dans des situations similaires. Nous sommes plus enclins à partager leurs joies et leurs chagrins, et à les soutenir sur le plan matériel autant que social. Ce qui peut être inattendu, c’est l’effet réciproque : lorsque les autres se rendent compte que nous avons pris la peine d’essayer de les comprendre, leur compassion et leur affinité envers nous s’améliorent aussi et les obstacles à un lien émotionnel commencent à tomber ; nos biais égocentriques respectifs sont atténués.
La conséquence directe est que la probabilité d’une situation conflictuelle diminue et que, même en cas d’affrontement, nous le résoudrons presque certainement, avant de passer à une compréhension mutuelle plus profonde et à une relation plus solide.
À quoi cela pourrait-il ressembler dans un de nos scénarios d’introduction ? Prenons le couple sur le tapis roulant : grâce à la conscience de soi, ils verraient qu’ils occupent toute la largeur du tapis, sans laisser à quiconque la place de passer. La conscience des autres leur ferait comprendre que, s’ils ont tout le temps de prendre leur vol, d’autres doivent peut-être avancer pour ne pas manquer le leur. L’amour, l’empathie ou une préoccupation altruiste les pousserait à se déplacer, avec leurs bagages, sur un côté du tapis roulant.
Pour surmonter l’égocentrisme, il faut que les trois dynamiques opèrent ensemble. La force et la conscience sans le souci des autres se manifestent essentiellement sous forme de narcissisme. De même, nous pouvons nous soucier de quelqu’un et même exercer notre force pour intervenir en sa faveur, mais si nous n’avons pas conscience des besoins réels de cette personne, notre tentative d’altruisme pourrait blesser plus qu’aider. Ou nous pouvons peut-être percevoir les besoins des autres et nous en préoccuper, mais si nous n’exerçons pas notre force pour réagir, nos bonnes intentions sont inutiles.
En revanche, si nous déclenchons efficacement les trois moteurs, en pratiquant la force, l’amour et la sagesse qui conviennent, nous sommes propulsés au-delà de nous-même dans nos interactions. L’égocentrisme passe à l’arrière-plan et nous pouvons aborder notre relation avec une forme unique de sagesse. Qu’elle soit appelée intelligence émotionnelle ou autrement, cette qualité n’a peut-être jamais été aussi rare ; en fait, comme l’a enseigné Paul, dans sa forme la plus pure, c’est un don de Dieu. La manière d’entamer le processus qui permet d’acquérir ce don est au cœur de l’enseignement de Paul sur le véritable changement.