La persistance de la vision
Nos yeux sont l’un des cinq moyens spécialisés par lesquels notre esprit est capable de former une image du monde. L’œil est un instrument remarquable doté de caractéristiques qui nous aident à traiter la lumière que nous voyons de telle façon que notre esprit est capable d’en créer une signification.
Prenez un film, le scannage d’une image pour la télévision et la reproduction séquentielle des images visuelles clignotantes qu’elles produisent. Ceci fonctionne en partie grâce au phénomène optique appelé « persistance de la vision », ou « persistance rétinienne » et son partenaire psychologique, le phénomène phi – le pont mental que fait l’esprit pour compléter conceptuellement les intervalles entre les photogrammes ou images.
Même si le terme persistance de la vision n’est plus considéré comme approprié pour parfaitement décrire cette réalité physiologique très complexe, il reste néanmoins une expression standard qui, en soi, sert de métaphore très utile.
En effet, le processus que nous connaissons sous le terme persistance de la vision, sert à ce que le monde ne devienne pas noir comme un four à chaque fois que nous clignons des yeux. À chaque fois que la lumière frappe la rétine, le cerveau garde l’impression de cette lumière d’un dixième à un quinzième de seconde (selon la clarté de l’image, le champ de vision et la couleur) après que la source de cette lumière ait été retirée de la vue. Ceci est dû à une réaction chimique prolongée. Ainsi, l’œil n’est pas en mesure de clairement distinguer les changements de lumière qui ont lieu plus rapidement que cette période de mémoire. Pour l’observateur humain, soit les changements ne sont pas remarqués, soit ils apparaissent comme une seule image continue.
Nous tirons parti de ce fait fondamental de notre façon de voir. Lorsque nous allons au cinéma, nous savons qu’un film crée l’illusion que l’écran est éclairé en permanence en projetant des images individuelles se succédant rapidement les unes après les autres. Même si l’écran semble être constamment éclairé, il est en fait noir pendant des laps de temps. Ces laps de temps étaient à l’origine de cette image vacillante si caractéristique des premiers films. De nos jours, les films projettent des images sur l’écran à raison de 24 images par seconde (ou 48, chaque image étant projetée deux fois) pour obtenir un film où l’image ne vacille pas. Vous vous rappelez peut-être lorsque, enfants, vous faisiez de petits folioscopes. Ils fonctionnaient sur le même principe : plus il y a d’images par seconde, plus c’est fluide.
La télévision utilise également une forme compliquée d’impulsions lumineuses intermittentes pour littéralement construire l’image que nous voyons. Si une image peut être construite assez rapidement, l’œil ne sera pas conscient que ce processus a lieu. La télévision américaine transmet et recrée trente images complètes par seconde pour donner l’illusion d’une seule image continue.
Je pense, donc je vois
Les biologistes nous disent que l’œil ne fonctionne pas pour reproduire le monde avec lequel nous rentrons en contact, mais plutôt pour détecter, traiter et encoder le mouvement, les modèles et les couleurs de la lumière que nous voyons dans quelque chose que notre esprit interprètera. Nous traitons ces données en fonction des informations provenant de tous les autres organes qui répondent à notre environnement, associant ainsi les nouvelles données aux informations similaires déjà stockées dans notre mémoire. Le résultat, c’est que deux personnes ne voient rien exactement de la même façon.
Le réglage par défaut de l’esprit opère de manière très similaire. Nous développons des modèles de pensée, ou modèles mentaux qui façonnent ce que nous voyons ou percevons, et donc ce que nous pensons, ainsi que ce que nous allons choisir de penser sur les nouvelles informations qui nous arrivent. Nous conservons la façon de penser qui s’associe aux images mentales, ou modèles mentaux, que nous avons déjà formés. Donc au fur et à mesure que nous avançons de scène en scène dans nos vies, notre esprit remplit les intervalles entre nos expériences en utilisant la même façon de penser ancienne et connue. Il associe nos pensées et expériences de manière à ce qu’elles soient aussi cohérentes et uniformes que possible avec ce que nous pensons déjà.
« Nos yeux voient ce qu’ils veulent voir ; nos oreilles entendent ce qui est agréable à entendre ; et le sourd le plus grave est celui qui ne souhaite entendre qu’une chose. »
On peut appeler ceci persistance de la pensée. Nous voyons ce qui a du sens pour nous. Nous développons des croyances et des opinions qui sont en accord avec ce qu’il y a déjà dans nos têtes. Tout ce qui n’est pas en accord avec cette image ou contraire à nos idées courantes passe inaperçu ou est ignoré, afin de conserver une image de notre monde qui soit continue et sans interruption.
Tout comme ce que nous voyons est gouverné par ce que nous pensons, ce que nous percevons comme étant réel – nos sentiments, nos pensées et nos suppositions – est basé sur ce que nous pensons être réel. Tout ceci semble évident mais cela a des implications d’une portée considérable et souvent négligées.
Notre esprit essaie en permanence de comprendre notre monde. Nous retenons des informations peu familières et notre esprit essaie de les associer à ce que nous savons déjà. Pour faciliter ce processus, nous créons des modèles mentaux par lesquels nous filtrons nos expériences.
Luc de Brabandère, consultant en commerce international qui se décrit comme philosophe d’entreprise, nous rappelle dans son livre intitulé The Forgotten Half of Change (La moitié oubliée du changement ) : « Ce n’est pas une question d’intelligence mais plutôt de notre perception du monde qui nous entoure […] Nous voyons et entendons des choses de manière changeante, et bien sûr de manière différente les uns des autres, parce que nous n’avons que le hardware en commun. Nous pouvons même devenir aveugles ou sourds lorsque nous sommes confrontés à certaines situations qui sont d’une évidence aveuglante pour les autres. Il n’ est donc guère surprenant que, de temps en temps, nous nous retrouvions coincés » – coincés dans notre façon de penser habituelle.
Illusions autovalidantes
La gymnastique mentale effectuée par notre esprit peut nous stabiliser, mais elle peut également nous laisser quelque peu déphasés – nous agissons sur ce qui n’existe pas ou sur ce qui n’est pas véridique. Nous pouvons réagir face à des personnes ou des situations de façon inappropriée, puisque notre réalité est faussée. Ça peut nous rendre rigide et réfractaire à tout enseignement, ce qui gêne notre développement. C’est surtout le cas lorsqu’un sujet, qui est débattu ou porté à notre attention, ne rentre pas dans le cadre de ce que nous voulons, ou dans la façon dont nous voulons vivre ou expliquer nos vies.
Benjamin N. Cardozo, juge très respecté qui a servi à la Court suprême américaine dans les années 30, a dit un jour : « Dans la vie de l’esprit, comme ailleurs dans la vie, existe une tendance à reproduire le même genre. » En conséquence, nous nous entourons et recevons les réactions d’amis qui pensent de la même façon que nous. Mais ceci peut nous limiter lorsqu’il s’agit de se développer, de comprendre davantage et de tout placer dans un tableau général plus large.
« Chaque préjugé est semblable à une paire de lunettes à verres déformants ou à des haut-parleurs directionnels. Il nous rend myope et dur d’oreille. »
Les auteurs Yoram (Jerry) Wind et Colin Crook expliquent dans The Power of Impossible Thinking (la puissance de la pensée impossible) : « Nous vivons de plus en plus dans un monde familier qui peut être considéré comme une douce illusion – douce car ça nous aide à avancer efficacement dans le monde, mais une illusion néanmoins. » Ceci devrait nous pousser à avancer prudemment, mais trop souvent nous plongeons tête baissée, confiant de savoir ce que, en réalité, nous pensons uniquement savoir. En nous demandant avec un peu d’humilité si ce que nous percevons comme réalité est simplement ce que nous avons préprogrammé notre esprit à voir, nous verrons peut-être que les problèmes que nous percevons ne sont en fait que des idées préconçues. Le danger, bien évidemment, est que les problèmes réels risquent d’être ignorés.
Alors comment traiter les problèmes réels ? Albert Einstein a fait observer que les problèmes ne peuvent être résolus par le même niveau de pensée qui les a auparavant créés. Penser à une situation de la mauvaise façon peut littéralement nous condamner à revivre encore et encore les mêmes expériences. Pratiquement rien ne changera jusqu’à ce que nous changions notre façon de penser.
La mythologie et l’image de soi-même persistante
Dans Confronting Reality (Confronter la réalité), les conseillers en gestion Larry Bossidy et Ram Charan signalent que « éviter la réalité est une tendance humaine basique et omniprésente. [Beaucoup] le font inconsciemment mais peut-être aussi sciemment : parfois, il semble qu’il n’y ait pas de choix. » Donc nous créons des mythes.
Il y a presque 45 ans, en juin 1962, le président John F. Kennedy donna un discours lors de la remise des diplômes à l’université de Yale. Le thème de son discours était l’économie mais ses commentaires peuvent également s’appliquer à d’autres domaines de la vie. Il déclara : « Tout comme chaque génération passée a dû se libérer d’un héritage de truismes et de stéréotypes, nous devons de nos jours passer de la répétition rassurante d’expressions éculées à une nouvelle, difficile mais essentielle confrontation avec la réalité.
« Car le grand ennemi de la vérité est très souvent non pas le mensonge – délibéré, forcé et malhonnête – mais le mythe – persistant, persuasif et irréaliste […] La mythologie nous détourne partout. »
Le mythe est en effet plus dangereux que le mensonge. Et les mythes que nous créons sur nous-mêmes peuvent être les plus dangereux. Les mensonges, nous pouvons les identifier, nous savons qu’ils existent. Ils sont intentionnels. Mais les mythes sont persistants, rassurants, et créés inconsciemment de sorte que nous nous trompons nous-mêmes. Nos propres mythologies empêchent notre développement. De nouveau, nous devenons des personnes qui n’apprendront pas, à qui l’on ne peut rien apprendre, pensant que les choses ne s’appliquent pas à nous parce que nous les avons déjà considérées dans les détails.
Néanmoins, si nous nous développons, nous devrions au moins commencer à trouver une signification plus profonde à ce que nous pensons déjà savoir. Peut-être est-il encore possible de faire des progrès personnels. Donc nous devons repenser, recadrer et y revenir encore et encore. Pour apprendre, nous devons désapprendre. Et pour se développer, nous devons changer notre façon de penser.
Dans The Power of Impossible Thinking (la puissance de la pensée impossible), l’auteur explique que : « Si nous pouvons comprendre que la majorité de ce que nous voyons et pensons, à un point donné, provient de stimulus internes plutôt qu’externes, nous avons fait un grand pas en avant. »
Il y a une vieille maxime qui dit : « Nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont, nous les voyons telles que nous sommes. » De la même manière, Ralph Waldo Emerson aurait dit que « les gens ne voient que ce qu’ils sont préparés à voir. » Avec chaque jour qui passe, nos expériences et observations nous changent. Donc ce que nous n’avons pas vu hier, nous le verrons peut-être aujourd’hui, mais seulement si nous revoyons les vieilles informations stockées dans notre tête et si nous nous remettons en question tous les jours.
Remettre en question les questions
Nous n’irons nulle part, à moins que nous fassions des efforts conscients pour casser ce cycle qui se consolide lui-même, cette persistance de la pensée. Notre développement personnel et le développement de notre base de connaissance ne sont ni logiques ni automatiques. Il nous faut accomplir ce que nous ne sommes pas naturellement disposés à accomplir, et cela demande énormément d’efforts. Le premier pas à accomplir dans ce processus de développement est généralement de laisser de côté notre propre façon de faire.
Évidemment, ce développement dépend des questions que nous nous posons sur nous-mêmes, et non les réponses habituelles. L’écrivain politique Anthony Jay a fait remarquer que « l’esprit pas créatif peut repérer les mauvaises réponses, mais il faut un esprit créatif pour repérer les mauvaises questions » (Management and Machiavelli: An Inquiry Into the Politics of Corporate Life, 1967). Ce qu’il faut, c’est un esprit créatif qui puisse passer à la vitesse supérieure et voir d’une toute nouvelle perspective. Nous avons besoin de meilleures questions, et non des réponses habituelles. Si nous ne nous développons pas et n’approfondissons pas notre connaissance de nous-même, nous ne posons pas les bonnes questions.
Posez les questions qui vous font reconsidérer vos suppositions. Le problème est-il vraiment un problème ? Est-ce que ce que je suis en train de faire ou penser fonctionne pour moi ? Que devrais-je arrêter ou commencer de penser ou faire pour changer ma situation ?
Une partie du problème est que la solution est souvent contradictoire à ce que nous pensons déjà – et c’est la raison pour laquelle nous sommes bloqués. Penser en dehors de nos systèmes de référence normaux permet de voir des solutions inattendues. Voir quelque chose différemment ou du point de vue de quelqu’un d’autre nous fait souvent voir clairement la solution.
« Faire avancer l’esprit vers de nouvelles directions demande beaucoup de pratique. Vous ne pouvez pas allumer et éteindre cette aptitude comme l’eau du robinet. »
Confronter la réalité et nous voir comme nous sommes n’est pas quelque chose que nous pouvons complètement accomplir seuls. Le prophète Jérémie nous rappelle que le cœur de l’homme est plus trompeur que tout. Il affirme que nous ne pouvons pas nous voir tels que nous sommes avec nos propres yeux, mais que c’est seulement possible avec les yeux de Dieu. Mais voir comme Dieu voit nécessite que nous alignions notre façon de penser et notre compréhension à la sienne en mettant en pratique sa Parole. C’est un processus. Pourtant, à un certain niveau, nous devrions commencer à mettre en doute notre façon de penser et, par conséquent, notre façon d’agir. Un nouveau comportement provient d’une nouvelle façon de penser.
Sortir de la persistance de pensée nécessite que nous considérions notre façon de penser sous un nouveau jour et que nous la recadrions. Le changement peut arriver lorsque nous regardons les choses différemment. Pour paraphraser le président Kennedy, l’heure est arrivée pour nous de passer de la rassurante répétition de la vieille façon de penser à une nouvelle, difficile mais essentielle confrontation avec la réalité de nous-mêmes. C’est seulement en agissant ainsi que nous pourrons nous développer.