L’ultime faux messie

L’histoire regorge de prétendus sauveurs qui promettent paix et prospérité. Pourtant, tous sans exception ont échoué dans leurs tentatives de libération. En avons-nous tiré la leçon qu’aucun être humain ni aucune forme de gouvernement ne peuvent nous délivrer ou nous apporter le salut dans son acception la plus totale ?

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(PARTIE 10)

ALLER À LA SÉRIE

Un ami ghanéen m’a raconté que lorsqu’il était écolier, les autorités lui demandaient de répéter chaque jour : « Nkrumah est le nouveau messie. » Parallèlement, la radio gouvernementale disait du président : « Osagyefo [le Rédempteur] est immortel et ne peut mourir. » Tout cela traduit indubitablement l’apparition d’un culte de la personnalité, encore un autre…

Au pouvoir entre 1957 et 1966, Kwame Nkrumah est le premier chef de gouvernement postcolonial de la Côte de l’Or, le Ghana sous son appellation actuelle. D’après l’historien Martin Meredith, pendant la période qui a précédé la déclaration d’affranchissement politique, « les journaux du parti ont bâti l’image d’un homme doté de pouvoirs surnaturels, un prophète, un nouveau Moïse qui allait mener son peuple vers la terre chérie de l’indépendance. […] Les gens ordinaires l’ont finalement considéré comme un messie capable d’accomplir des miracles. » De manière coïncidente, Nkruma, acharné au travail, charismatique, chrétien œcuménique et marxiste, met en valeur une seule oeuvre de musique classique : l’Alléluia du Messie de Haendel.

Comme plus d’un christos politique en puissance avant lui, Nkrumah est atteint d’une folie des grandeurs qui le place en mauvaise compagnie. Meredith note que « se croyant en possession d’une aptitude unique, capable de réussir pour l’Afrique ce que Marx et Lénine avait fait pour l’Europe et Mao Tsé-toung pour la Chine, il créa une idéologie officielle qu’il appela le nkrumaïsme ». Il va connaître pourtant l’ignominie d’une destitution. En effet, la faiblesse du président à l’égard des pratiques autocratiques et l’emprisonnement qu’il inflige aux opposants politiques vont compromettre l’épanouissement de son culte de la personnalité ; la population finit par se dresser contre lui. Alors qu’il est en visite en Chine, la police et l’armée passent à l’action. Des groupes de jeunes défilent dès lors dans les rues avec des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Nkrumah n’est pas notre Messie. » Rejeté, il s’exile en Guinée, un pays tout proche, avant de succomber à un cancer en Roumanie en 1972.

Cependant, une fois encore, on va ignorer la leçon générale sur le culte des dirigeants, notamment au Libéria voisin. C’est ainsi qu’en 2003, on assiste à une nouvelle version des prétentions messianiques de Nkrumah (et de son départ), lorsque le seigneur de guerre et chef libérien éduqué aux États-Unis, Charles Taylor, est expulsé de son pays, au seul prix d’un somptueux exil au Nigéria. Dans son dernier discours qu’il prononce tout habillé de blanc, assis sur un trône tapissé de velours, il se compare à Jésus : « Je veux être l’agneau du sacrifice. » Au cours des années 1990, la propagande belliciste de Taylor a encouragé le recours aux enfants soldats, provoqué la mort de 150.000 personnes et entraîné le déplacement de plus de la moitié de la population du Libéria. Il sera finalement jugé, et condamné en avril 2012, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le tribunal international de La Haye.

Nkrumah et Taylor ne sont que deux autres cas dans une longue lignée de messies ratés. Il se trouve qu’ils sont d’origine africaine, mais ils diffèrent peu de leurs homologues asiatiques ou européens. Dans cette série sur les hommes qui voulaient être des dieux politiques – bien trop souvent avec le soutien de leurs compatriotes, et parfois en manipulant la ferveur religieuse, parfois en étant manipulés par les élites religieuses – nous avons constaté l’attrait que suscite un sauveur politique quels que soient les siècles, les pays et les cultures. Ce problème est universel. De l’ancienne Babylone jusqu’au Saint Empire romain européen en passant par la Grèce et Rome, de l’empire néoromain de Napoléon au terrible « axe » de Mussolini et Hitler, des communistes Lénine et Staline à leurs homologues asiatiques, Mao, Pol Pot et la dynastie coréenne des Kim, peu de territoires ont échappé aux ravages d’un faux messie.

Pourtant, au moment même où l’humanité semble avoir connu assez de désastres dans le sillage des religions politiques et de leurs dirigeants, un autre imposteur fait son apparition, promettant la paix et la prospérité suprêmes, fort du large soutien d’une population égarée et désespérée.

« Nous ne faisons pas que suivre nos dirigeants. Partisans inquiets et dépendants, nous les instituons souvent par un processus susceptible de générer au moins deux types de monstres néfastes : des chefs qui profitent de l’occasion pour endosser des rôles divins, et des chefs qui, à terme, parce que leurs partisans se prosternent sans cesse devant eux, finissent par croire qu’ils ont réellement les pouvoirs que leurs adeptes demandeurs et angoissés veulent leur attribuer. »

Harold J. Leavitt, Top Down

Ne serait-il pas temps de tirer la leçon qu’aucun être humain ni aucune forme de gouvernement ne peuvent nous délivrer ou nous apporter le salut dans son acception la plus totale ?

DES CARACTÉRISTIQUES COMMUNES

Les pseudo-messies présentent-ils des caractéristiques communes déterminantes ?

Même un rapide survol de l’histoire permet de répondre par l’affirmative. La caractéristique première, particulièrement évidente, est que ces individus trouvent le moyen de donner à penser qu’ils sont divins, ou désignés par voie divine pour résoudre tous les problèmes des hommes, ce qui leur permet de mettre en place leur régime. Un autre trait tient à une assimilation au soleil ou à une source de lumière. Ensuite, leurs années au pouvoir sont jalonnées d’une élimination systématique de tous les opposants, réels ou imaginaires.

À quoi l’ultime faux messie va-t-il ressembler ? Ultime paraît un qualificatif approprié, car nous ne pouvons pas savoir si l’imposteur suivant sera le dernier. Ce que nous savons cependant, c’est qu’il y aura un ultime faux christ. Nous disposons même d’indications sur sa nature, nous le verrons.

Nous avons débuté cette étude par Jules César, le premier dictateur romain à revendiquer un caractère divin pour asseoir sa légitimité. En effet, César brigue un pouvoir à vie en prétendant descendre de la déesse Vénus. Il préconise que, de son vivant, on l’adore tel un dieu. Ce sera une erreur fatale. Ce genre d’orgueil va se heurter aux ambitions d’un groupe d’aristocrates romains qui, menés par Brutus et Cassius, l’assassineront.

La quête d’immortalité de César n’a pourtant rien d’original. L’idée que les rois sont des dieux fait partie du mythe babylonien depuis longtemps : en saisissant les mains du dieu Marduk dans le temple situé au sommet de la ziggourat, chaque nouveau roi prenait l’appellation de fils du dieu ; ainsi déifié, il devenait le protecteur des prêtres de Babylone.

D’après le livre de Daniel dans l’Ancien Testament, le roi Nebucadnetsar (ou Nabuchodonosor) est allé jusqu’à ériger une statue d’or de près de trente mètres de haut, exigeant que ses sujets s’inclinent devant, en témoignage de leur loyauté. Cette statue, très probablement à son image, était née de l’interprétation d’un rêve prémonitoire qu’il avait fait : il y avait vu l’immense statue d’un homme faite de plusieurs métaux et d’argile.

En construisant la représentation en or dans la plaine à la sortie de Babylone, il précédait d’environ 650 années l’entreprise similaire de l’empereur romain Néron. Certaines sources anciennes rapportent que ce dirigeant notoire, divinité autoproclamée, prévoyait de dresser une statue d’or haute de 30 à 36 mètres le représentant en dieu solaire, Sol ou Apollon.

L’Empire romain a exercé une telle influence sur le monde depuis l’époque de Jules César qu’il est devenu un modèle persistant de gouvernement et de domination. Après l’adoption du christianisme par l’Empire au IIIe siècle, les chefs ecclésiastiques ont eu un terrible ascendant, et les autorités politiques les ont utilisés pour obtenir leur légitimité. La religion s’est révélée très utile entre les mains de ceux qui voulaient être des dieux politiques, qu’ils aient été croyants, agnostiques ou athées. De plus, il n’y a pas qu’en Occident que la religion a été malmenée par des puissants en place. Certains d’entre eux, quoique respectant des traditions orthodoxes, païennes, bouddhistes et confucianistes, se sont emparés d’une foi religieuse pour renforcer leur quête de pouvoir. Toutes les cultures politiques sont concernées. Aucun système de gouvernement humain n’est apparemment à l’abri de l’ascension (et de la chute) d’un faux messie. De la Rome impériale païenne à la Rome impériale chrétienne, de l’Union soviétique communiste et de la République populaire de Chine aux démocraties italienne et allemande, aucun régime n’a évité l’avènement d’un dictateur déifié, mégalomaniaque et meurtrier.

« L’Empire […] a été un moyen de “salut”. Les sentiments religieux ont nourri son institution et sa perpétuation ; et ce sentiment religieux était celui de l’adoration pour un dieu existant, envoyé par la Providence pour mettre fin aux guerres et sauver la communauté de la race humaine. »

Ernest Barker, « The Conception of Empire » (dans The Legacy of Rome, Dir. Cyril Bailey, 1923)

Lorsqu’un chef politique se met à parler en termes religieux égocentriques afin de valider son statut, et lorsque ses partisans l’y encouragent, alors s’enclenche le mécanisme de progression ascendante qui entraîne, pas à pas, gouvernant et gouvernés. Les adeptes veulent un chef aux aptitudes surhumaines ; le chef souhaite être reconnu de la sorte. Les partisans cherchent un messie ; le chef en vient à croire qu’il est cet homme.

Chaque fois que ce genre de pouvoir s’est accumulé, des millions d’innocents ont rencontré la mort. Pourtant, bien trop souvent, il s’agit en grande partie de ces mêmes personnes qui avaient soutenu le demi-dieu dans sa quête du pouvoir.

PRÉVOIR LES FAUX MESSIES

Comment un gouvernant devient-il un faux messie ?

L’inspiration de cette série d’articles est née d’une phrase précise de la Bible. D’après les témoins, Jésus l’a prononcée en réponse à une question sur la fin de cette ère de l’humanité. En l’occurrence, ses disciples lui ont demandé : « [Q]uel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde ? ». En répondant, il leur a adressé un avertissement : « Prenez garde que personne ne vous séduise. Car plusieurs viendront sous mon nom, disant : C’est moi qui suis le Christ. Et ils séduiront beaucoup de gens. » (Matthieu 24 : 3‑4, Nouvelle édition de Genève 1979, pour cet article ; voir aussi Luc 21 et Marc 13).

Cette assertion s’est-elle vérifiée au cours des deux mille ans passés et, dans l’affirmative, comment ? De manière générale, on a interprété les paroles de Jésus uniquement dans le sens où des personnages religieux viendraient prétendre être le Messie ou le Christ revenu sur terre. Il ne fait aucun doute qu’il y a eu de tels imposteurs.

Simon Bar Kosiba est présenté comme le Messie lorsqu’il mène les soldats juifs contre la Rome d’Hadrien en 132. Il prend ensuite le nom de Bar Kokhba, fils de l’Étoile (allusion messianique), avant d’être tué trois ans plus tard avec 580.000 de ses partisans.

Au XVIIe siècle, le jeune kabbaliste juif de Smyrne, Sabbataï Sevi, réussit à convaincre une grande part de la communauté juive d’Europe, d’Afrique et d’Asie qu’il est le Messie attendu. Pourtant, sous la pression du sultan ottoman, il se convertira brusquement à l’islam pour sauver sa vie.

Dans la Chine du XIXe siècle, on trouve ensuite le messie chrétien autoproclamé Hong Xiuquan (ou Hung Hsiu-ch’üan), qui instaure le Royaume céleste à Nankin. Pendant les quelques années de son règne, vingt millions de personnes vont mourir.

Et à notre époque, le chef religieux coréen Sun Myung Moon a affirmé être le Christ de retour sur terre. De manière étonnante, lors d’une célébration qui s’est déroulée dans un bâtiment gouvernemental américain à Washington en 2004, il aurait expliqué qu’il avait été « envoyé sur terre […] pour sauver les six milliards d’habitants de la planète […]. Les empereurs, les rois et les présidents […] ont déclaré sur la terre comme au ciel que le révérend Sun Myung Moon n’est autre que le Sauveur de l’humanité, le Messie, le Seigneur attendu et le Vrai Père. »

Toutefois, ces faux messies ne constituent pas la démonstration la plus flagrante de l’affirmation de Jésus. Si ceux-là en ont trompé plus d’un, il s’en trouve d’autres qui ont dupé la majeure partie de leur sphère d’influence personnelle, souvent d’ampleur considérable. En analysant avec attention le terme messie, nous pouvons aboutir à une conclusion qui aide à expliquer dans une large mesure la prétention messianique au plan politique durant les deux derniers millénaires, ainsi que l’illusion et la destruction que celle-ci a causées. En effet, on compte de nombreux messies politiques qui ont essayé de voler la place à venir du véritable Messie, abusant ainsi de beaucoup de gens.

Le mot messie vient de l’hébreu mashiah, qui signifie « celui qui a reçu l’onction ». Lorsqu’un Hébreu était sacré pour devenir roi, il était enduit d’huile d’olive et devenait dès cet instant un « messie » ; cette application d’huile faisant de lui l’un de « ceux qui ont reçu l’onction ». Le mot équivalent dans la langue grecque du Nouveau Testament est christos. Jésus est donc « celui qui a reçu l’onction », le Messie ou Christos. Par conséquent, son nom en grec est Iesous Christos, en français Jésus-Christ, et en hébreu Yeshua Mashiah.

Un faux messie est quelqu’un qui vient « en son nom », un imposteur qui se déclare lui-même oint. Autrement dit, il usurpe l’autorité suprême de Jésus-Christ qui doit apporter paix et prospérité à l’humanité. Ce genre d’individu prétend avoir les réponses aux problèmes des hommes et être capable de libérer son peuple, d’apporter le salut. Pourtant, comme l’explique le prophète Ésaïe, c’est le véritable Messie, et lui seul, qui peut instaurer le type de gouvernement parfait dont l’humanité a désespérément besoin. Ésaïe a écrit de lui : « […] la domination reposera sur son épaule ; on l’appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix. Donner à l’empire de l’accroissement, et une paix sans fin au trône de David et à son royaume, l’affermir et le soutenir par le droit et par la justice, dès maintenant et à toujours : voilà ce que fera le zèle de l’Éternel des armées. » (Ésaïe 9 : 5‑6).

DES DEMI-DIEUX AVANT ET APRÈS JÉSUS-CHRIST

L’empereur romain Auguste (27 av. J.‑C. – 14 apr. J.‑C.) se livre à des revendications messianiques avant même que Jésus ait prédit la venue d’imposteurs. Son prédécesseur, Jules César, a été salué comme le « sauveur universel de l’humanité ». De même, les sujets d’Auguste font de lui un dieu « sauveur » et « libérateur » ; sa déification tient peut-être en partie à la Pax Romana entamée sous son règne et qui assurera au monde dit civilisé – de la Syrie à la Grande-Bretagne – une paix relative entre 27 av. J.‑C. et l’an 180. En outre, Auguste et Tibère, son successeur qui règnera pendant le ministère de Jésus (de 14 à 37), vont chacun être acclamés comme « le fils de dieu ». Pourtant, ces deux gouvernants « divins » disparaissent de la scène et, trois siècles plus tard, après une série d’autres césars déifiés, l’empire finira par sombrer dans une ère funeste. Les sauveurs impériaux romains ont certainement déçu un grand nombre de personnes en croyant pouvoir apporter la société idéale.

À la grande surprise de beaucoup, même le premier empereur soi-disant chrétien, Constantin, est coupable d’avoir revendiqué sa divinité. L’historien John Julius Norwich écrit que, vers la fin de sa vie, l’empereur était sans doute en train de succomber à une mégalomanie religieuse : « Instrument choisi par Dieu, il était sur le point de devenir Dieu lui-même, ce summus deus qui englobait tous les autres dieux et toutes les autres religions. »

Curieusement, la conversion de l’empereur au christianisme ne se produit que juste avant sa mort en 337, lorsqu’il reçoit le rite du baptême. Que le baptême sur le lit de mort ait été courant ou non à l’époque, comme certains le laissent entendre, le mode de vie au quotidien de Constantin dément ses déclarations selon lesquelles il est un disciple de Jésus, de Paul et des premiers apôtres. Son implication dans les exécutions de son épouse, de son fils et du beau-fils de sa sœur, un an après avoir présidé l’importante conférence ecclésiastique de Nicée, indique combien il est loin d’être un véritable partisan de Christ. Bien sûr, certains aspects de la foi chrétienne ont influencé son règne, mais son adhésion à des idées païennes demeure manifeste tout au long de sa vie.

De manière pompeuse, Constantin s’assure de ne pas être oublié. Pendant des années, il s’est fait appeler « l’égal des apôtres ». Il a donc prévu d’être enseveli à Constantinople dans l’église des Saints-Apôtres, bâtie pendant son règne. Sa dernière demeure sera un sarcophage entouré d’autres sarcophages supposés contenir des reliques des douze apôtres. Ainsi est-il à tout le moins, le treizième apôtre, ou mieux encore, Christ lui-même au centre de ses premiers disciples : un faux messie dans la vie comme dans la mort.

ALLUSIONS AUX ÉCRITURES

Ce scénario des extravagantes et mensongères revendications du statut de sauveur s’est reproduit pendant toute l’histoire politique ultérieure. Le livre de Daniel offre une autre perspective parallèle en prédisant la grandeur de l’Empire romain.

Lorsque Daniel a interprété le rêve d’avenir de Nebucadnetsar, il lui a révélé non seulement la représentation du roi en tant que tête d’or, mais aussi le sens à donner au reste de la statue. La poitrine et les bras d’argent représentaient ce que nous comprenons être l’Empire médo-perse ; le ventre et les cuisses en bronze signifiaient l’Empire gréco-macédonien ; et les jambes en fer ainsi que les pieds et les orteils faits d’un mélange de fer et d’argile étaient l’Empire romain et ses renaissances qui allaient se répéter jusqu’à ce que le vrai messie, représenté dans le songe du roi par une grosse pierre en train de tomber, mette un terme à tous les royaumes de l’humanité et fonde le royaume de Dieu sur terre (voir Daniel 2 : 31‑45).

Le prophète raconte aussi un autre de ses rêves, consacré à quatre animaux. Il y avait un lion ailé, un ours, un léopard ailé à quatre têtes, ainsi qu’un animal sauvage particulièrement féroce en quête de proie. Daniel écrit : « Après cela je regardai pendant mes visions nocturnes, et voici, il y avait un quatrième animal, terrible, épouvantable et extraordinairement fort ; il avait de grandes dents de fer, il mangeait, brisait, et il foulait aux pieds ce qui restait ; il était différent de tous les animaux précédents, et il avait dix cornes. » (Daniel 7 : 7). L’explication est que le monstre incarne un quatrième royaume, dont l’avènement sur terre suivrait les empires babylonien, médo-perse et gréco-macédonien. Là encore, le fer associé à la dernière bête l’identifie comme l’Empire romain.

Dans le Nouveau Testament, le livre de l’Apocalypse – qui date de la fin du premier siècle – nous livre plusieurs allusions aux textes prophétiques du livre de Daniel. L’auteur, Jean, écrit : « Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. » (Apocalypse 13 : 1‑2). Il s’agit d’une combinaison des trois premiers empires mentionnés par Daniel. Comme la quatrième bête de sa vision, elle a dix cornes, ainsi que toutes les têtes des autres animaux plus la sienne, ce qui fait sept têtes au total. Une fois encore, c’est l’Empire romain, mais ici, il se poursuit jusqu’à la fin de l’ère présente de l’humanité, quoique grièvement blessé. En effet, Jean précise : « Et je vis l’une de ses têtes comme blessée à mort ; mais sa blessure mortelle fut guérie. Remplie d’admiration, la terre entière suivit la bête. » (Apocalypse 13 : 3).

L’Empire romain a été si gravement affecté par son effondrement en Occident, daté traditionnellement de 476, que beaucoup ont affirmé qu’il avait disparu définitivement. Pourtant, comme nous l’avons vu dans cette série, il a survécu. Il a été réinventé, réapparaissant sous différentes formes, mais toujours dans le reflet de la puissance et du modèle de la Rome antique.

DES ROMAINS, D’ORIENT ET D’OCCIDENT

La première de ces renaissances se produit sous la houlette de l’empereur byzantin Justinien (527‑565). Alors que, depuis Constantinople, il gouverne la partie orientale qui reste de l’Empire romain, il parvient à reconquérir l’Italie et ses possessions en Afrique du Nord. La politique religieuse de l’empereur s’appuie sur l’unité de l’Église et de l’État, ainsi que sur la conviction que l’Empire est l’équivalent physique de son pendant céleste. Justinien se conçoit comme le vice-régent de Christ, et son équivalent sur terre, mais aussi comme le défenseur de la foi orthodoxe. Pourtant, il n’hésitera pas à exterminer l’un des prétendus rivaux de son oncle Justin ni à autoriser le massacre de 30.000 de ses sujets en punition d’une insurrection : pas vraiment le Christ que nous connaissons par le message des Évangiles !

Peu après le décès de Justinien, l’empire dépérit de nouveau, mais il ne faudra attendre que deux siècle pour qu’un souverain soit de taille à tenter de recréer l’empire en Occident. Charlemagne le Franc devient empereur des Romains le jour de Noël 800, lorsque le pape Léon III pose la couronne sur sa tête à la fin de la messe, à Saint-Pierre. L’historien italien Alessandro Barbero remarque que les habitants de Rome acclament Charlemagne empereur « exactement comme ils avaient acclamé autrefois Auguste et Constantin. Le roi des Francs deviendra ainsi le successeur à part entière des empereurs romains » [cité dans Charles Quint : 1500-1558, traduction Payot].

Ainsi l’Empire romain d’Occident connaît-il une renaissance.

Charlemagne se voit comme désigné par voie divine, chargé de diffuser et de renforcer la religion chrétienne romaine à travers son empire. Rosamond McKitterick note dans son Atlas of the Medieval World que ses efforts pour organiser les affaires ecclésiastiques « se sont révélés un moyen efficace à long terme pour asseoir un impérialisme culturel et répandre à la fois une influence franque et le christianisme latin ».

De l’avis de Barbero, Charlemagne se considère comme un David biblique en lutte contre des ennemis païens. Néanmoins, le massacre par l’empereur de 4500 Saxons désarmés qui s’étaient rendus entache sa réputation. À l’instar d’autres dirigeants qui appliquent avec cruauté l’orthodoxie dominante, la réponse violente de Charlemagne au refus d’obéissance des Saxons est en désaccord avec l’esprit et l’enseignement du Nouveau Testament.

UN GOUVERNEMENT ROMAIN, GERMANIQUE ET SAINT

Régulièrement, les siècles suivants verront naître et disparaître des versions de l’Empire romain. Nous avons passé en revue les règnes d’Otton le Grand (962‑973) et de Charles Quint (1519‑1956) pour illustrer la renaissance de l’Empire romain chrétien en Allemagne et au-delà. Ces souverains étaient-ils aussi des messies ratés ? Dans la mesure où ils se voyaient comme Constantin et Charlemagne, représentants de Christ sur terre, destinés à préserver et défendre le concept impérial romain conformément à une orthodoxie catholique imposée, ils ne respectaient ni la vision ni la pratique du Sauveur qu’ils prétendaient révérer. En cela, ils étaient donc des imposteurs.

Le règne d’Otton trace la voie de la monarchie allemande pendant près de neuf siècles au cours desquels le lien entre l’Europe occidentale et l’ancien Empire romain se traduira par le fait que, d’une part, les empereurs allemands seront agréés par le pape et que, d’autre part, la papauté s’appuiera sur les empereurs allemands pour défendre l’Église romaine.

En 1519, cinq siècles après Otton, Charles Quint est élu (pas encore couronné) Saint Empereur romain. D’après le biographe Karl Brandi, le chancelier de Charles, Gattinara, écrit à l’empereur à cette occasion : « Sire, puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense de vous élever, par dessus tous les rois et princes de la Chrétienté, à une puissance que jusqu’ici n’a possédée que votre prédécesseur, Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez réunir la Chrétienté sous une seule Houlette. » (Charles Quint : 1500-1558, traduction Payot). En 1520, dans la capitale carolingienne Aix-la-Chapelle, Charles est couronné roi des Romains en recevant le diadème impérial d’Otton.

Seize années plus tard, il entre dans Rome en triomphe comme l’un de ses aïeux avant lui, remontant l’ancienne Via Triumphalis sur un cheval blanc et revêtu d’une cape pourpre. D’après l’historienne de l’art Yona Pinson, « Charles s’était réinstitué successeur légitime de l’Empire romain », reprenant l’image de Marc-Aurèle et du conquérant à cheval. L’empereur finit par abdiquer, et par se retirer dans un monastère espagnol à la fin de sa vie. Pourtant, la dévotion dont il aura fait preuve toute son existence à l’égard du concept impérial romain et de la religion qui habitait ce dernier a rejoint sa vision de lui-même en soldat catholique de Dieu. Comme le remarque également Pinson à propos du spectacle géant qu’offre Charles lors de son entrée impériale dans Lille, une « image de l’empereur idéal » y est présentée en tant que « véritable héritier et successeur de Charlemagne, défenseur de l’Église et de la foi », alliée à celle de « César, maître du monde ».

LES NOUVEAUX CÉSARS

L’empire sera une nouvelle fois réinventé dans la France postrévolutionnaire. Napoléon Bonaparte a réussi à orchestrer son ascension personnelle vers le pouvoir tant et si bien qu’en 1804, il est en train de préparer son couronnement impérial. Trois mois avant cet événement, il s’est rendu sur le tombeau de Charlemagne pour y méditer. Il est captivé par le « Père de l’Europe » au point, disent certains, d’imaginer être la réincarnation de l’empereur qui l’a précédé. Lors du sacre, l’influence du souverain du IXe siècle est évidente à plus d’un titre. Même la couronne officielle est une copie de celle que Charlemagne a portée. Des peintures officielles marquant l’événement montrent Napoléon en empereur romain portant parfois la couronne de laurier de la victoire, rehaussée d’or.

Napoléon, comme d’autres gouvernants français avant lui, est certain que son destin est de régner sur le Saint Empire romain. Le souverain François II de Habsbourg, déterminé à ne pas laisser Napoléon s’approprier l’empire, dissout celui-ci en 1806. Néanmoins, Napoléon demeure résolu à créer une dynastie et à dominer le monde. Entre 1792 et 1815, son agressivité emmènera ses forces dans presque tous les coins de la planète.

Il échouera, bien sûr. Avec sa mort, la notion d’Empire romain médiéval semble disparaître. Pourtant, son idée persiste dans l’imagination de certains, y compris chez ceux qui vont instaurer le Deuxième Reich – l’Empire allemand – en 1871. Effectivement, le souvenir persistant de Charlemagne, d’Otton le Grand et de Frédérique II a apparemment influencé Adolf Hitler. Son Troisième Reich, conjointement à l’État italien fasciste de Benito Mussolini, va se révéler particulièrement destructeur au XXe siècle.

C’est Mussolini qui déclare en avril 1922, quelques mois avant la Marche sur Rome qui l’amènera à la tête du gouvernement national italien : « Nous rêvons d'une Italie romaine, sage et forte, disciplinée et impériale. Ce qui fut l'esprit immortel de Rome renaît en grande partie avec le fascisme ! ». Dans son analyse de ce discours, Peter Godman précise que « Mussolini souhaitait être considéré comme un nouvel Auguste, un second César […], il était aussi le Sauveur ». En 1936, lorsque ses troupes réussissent leur invasion de l’Éthiopie, le Duce est en mesure de proclamer que l’Italie possède de nouveau un empire, « un empire de paix, un empire de civilisation et d’humanité ». Pourtant, « l’axe » dont il convient avec Hitler marque sa chute et révèle la vacuité de ses revendications messianiques. Il sera capturé et exécuté par des partisans peu après la défaite du Führer, sa dépouille sera exposée au public et profanée.

Quant à Hitler, une fois convaincu qu’il n’est pas seulement le précurseur du chef messianique dont l’Allemagne a besoin d’après lui, mais son exaucement, ses délires des grandeurs n’auront plus de limites. L’historien Sir Ian Kershaw écrit qu’en 1936, « son autoglorification narcissique avait enflé démesurément sous l’effet de la quasi-déification que projetaient sur lui ses partisans. À cette époque, il se croyait infaillible. […] la population allemande avait façonné cette hubris [arrogance] personnelle du chef. Elle s’apprêtait à en connaître la pleine expression : l’affaire la plus risquée de l’histoire de la nation, acquérir la domination totale du continent européen. »

Évidemment, l’affaire échouera et, en 1945, dans son bunker berlinois, Hitler retourne son revolver contre lui alors que les forces soviétiques resserrent leur étau sur la capitale : la fin d’un faux messie raté, incontestablement.

En nous éloignant des réinventions de l’Empire romain au sens strict, nous avons abordé Lénine, Staline et Mao, ainsi que les quasi-messies dans la lignée du dirigeant chinois, Pol Pot et les Kim de Corée du Nord. Si la place et le temps ne l’avaient empêché, nous aurions pu étudier le culte des dirigeants japonais et la divinité accordée aux empereurs de cette nation. Néanmoins, les chefs communistes au pouvoir en Asie ont, sans nul doute, aspiré à un statut messianique, et l’Union soviétique présente des liens historiques avec Rome à travers l’Église orthodoxe et son image de Moscou en Troisième Rome. De même, la religion a joué un rôle dans le régime de Pol Pot et de la dynastie Kim ; chez l’un, il s’agissait d’une secte d’inspiration bouddhiste, chez l’autre, d’une nouvelle confession syncrétique composée de pentecôtisme et de la mentalité coréenne prônant l’autosuffisance (Juché). Même si la relation avec Rome est plus floue dans ces deux derniers cas, l’obsession à l’égard d’une position messianique n’en est pas moins évidente. Et là encore, des millions de personnes ont perdu la vie en vertu d’une promesse de libération faite par ces imposteurs.

LA NAISSANCE D’UN SUCCESSEUR ?

L’image de l’Empire romain a-t-elle véritablement disparu à jamais ? Si le passé doit guider en quoi que ce soit, il serait prématuré de l’affirmer. Le modèle impérial, associé à une tradition religieuse bien définie, a réapparu et redisparu plusieurs fois. Certains considèrent en termes impériaux l’expansion de l’Union européenne (UE) à 27 nations. Lorsque les chefs d’État se sont réunis en 2004 au Campidoglio, le centre politique et religieux de la Rome historique, ils l’ont fait pour marquer leur avancée vers une constitution européenne. Dans la magnifique salle Orazi e Curiazi où avait été signé en 1957 le Traité de Rome instaurant la Communauté économique européenne, les dirigeants se sont mis d’accord sur la constitution (non encore ratifiée), sous le regard des statues d’Urbain VIII et de son successeur Innocent X sculptées au XVIIe siècle. Sans doute les dignitaires présents ont-ils été peu nombreux à goûter ce symbolisme : les deux pontifes « surveillant » l’événement étaient ceux-là même qui avaient assisté à la division de l’Europe et au profond affaiblissement du Saint Empire Romain, à cause de la Guerre de Trente Ans et du traité de Westphalie qui y avait mis fin.

« Un tarissement définitif des sources dont surgissent croyances et mythes qui donnent à la sphère politique une aura de sacralité demeure toutefois peu probable dans un futur proche ; les éventuelles formes, chemins et effets des nouvelles religions de la politique sont cependant imprévisibles. »

Emilio Gentile, Les religions de la politique

Les auteurs de la constitution ont évité avec soin toute référence à l’héritage chrétien de l’Europe, et ce malgré les protestations du Vatican. À ce stade, l’UE est envisagée simplement comme une puissance laïque. Même si sa force militaire est balbutiante et si elle n’a pas de politique étrangère propre, l’Union dispose déjà de plusieurs niveaux de pouvoir économique, législatif et judiciaire sur son vaste ensemble de nations. Son essor géographique commence à égaler l’original. En conséquence, si l’on considère la vision de Daniel, l’UE pourrait bien annoncer une puissante réitération de l’idée et de l’image de l’ancien Empire romain.

Dans les cas historiques que nous avons étudiés, chaque manifestation d’un faux messie et chaque renaissance romaine ont été différentes de la ou des occurrences précédentes. Les intervalles entre ces individus et ces régimes ont aussi été variés. Cela nous permet de penser que, même s’il est impossible de prédire quand un dirigeant ou un régime de ce type apparaîtra, quelle que soit la forme dictatoriale que l’ultime messie adoptera finalement, elle sera nouvelle et, puisque le monde et son économie sont désormais intrinsèquement planétaires, elle présentera très probablement un intérêt quasi universel. Bien sûr, le dirigeant et le régime tiendront apparemment la promesse de résoudre tous les problèmes de l’humanité sur une base globale. Le politiste italien Emilio Gentile reconnaît la complexité inhérente à la prévision, tout en livrant cet avertissement : « Il n’est pas non plus à exclure que, face aux difficultés, aux oppositions et aux conflits liés à une nouvelle phase de transformations profondes, traumatisantes et irréversibles, puissent surgir des esprits convaincus de détenir la vérité profonde de l’existence humaine. Persuadés de posséder la solution des maux qui affligent la planète, ils doteront leurs idées et leur mouvement d’un caractère sacré et estimeront juste et saint de lutter avec intransigeance, intolérance et même violence, pour les faire triompher et créer un monde meilleur. »

Du point de vue actuel, si l’ultime régime devait adopter la démocratie, l’économie libérale de marché et une certaine forme de partage œcuménique de l’autorité religieuse pour le bien de tous les peuples et de toutes les convictions, il soumettrait à l’humanité une offre apparemment trop bonne pour être refusée. Déjà, beaucoup semble envisager un ordre mondial démocratique globalisé comme seule voie de salut.

Fait intéressant, on trouve dans le livre de l’Apocalypse, souvent déroutant, des parties consacrées à la description d’un régime ultime et de ses responsables, ce système s’inscrivant d’une certaine manière dans le prolongement de l’ancien ordre romain. Il est clair qu’il trouvera l’approbation universelle (Apocalypse 13 : 7‑8) et amènera la paix et la prospérité sur une très grande échelle avant de sombrer à son tour. Ce que le texte présente dans l’Apocalypse, c’est un système économique, militaire et politico-religieux mondialisé. Un descriptif des biens commercialisés sur son marché figure au chapitre 18, versets 11 à 13, dont notamment une « cargaison d'or, d'argent, de pierres précieuses, de perles, de fin lin, de pourpre, de soie, d'écarlate, de toute espèce de bois de senteur, de toute espèce d'objets d'ivoire, de toute espèce d'objets en bois très précieux, en airain, en fer et en marbre, de cinnamome, d'aromates, de parfums, de myrrhe, d'encens, de vin, d'huile, de fine farine, de blé, de bœufs, de brebis, de chevaux, de chars, de corps et d'âmes d'hommes ». On a presque l’impression de lire un rapport actuel sur des produits ; en élargissant le sens de « chars » à « armements », on obtient ce qui est négocié dans le monde aujourd’hui. De façon inquiétante, ce régime fait aussi commerce d’êtres humains, qu’il s’agisse de leur esprit ou de leur corps.

C’est le même système que Daniel et Jean ont décrit comme devant être irrévocablement brisé par la venue du seul et véritable Messie dans le but d’établir un royaume de paix, de justice et de droit universels. Alors, au soulagement éternel de l’humanité, l’ère des faux messies prendra fin.