L’épuration d’un peuple
Lénine rejetait l’approche de la construction d’un Dieu, et l’athéisme était l’ordre confessionnel de l’État. Cependant, l’usage qui sera fait de la religion traditionnelle contribuera à gagner le soutien de la population. Staline encouragera cette orientation et tirera parti de la déification de Lénine pour s’attribuer le rôle du successeur choisi.
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(PARTIE 8)
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« Staline est Jésus à son dernier souper, occupant le centre de la perspective pour mettre en valeur son omniscience. Au-dessus de son épaule, sur le mur, une photographie de Jean-Baptiste dans une incarnation de Lénine observe la scène, accordant sa bénédiction à son héritier légitime. Celui qui a été sacré est entouré de ses disciples qui, tous, ont le regard baissé. »
Deyan Sudjic (The Edifice Complex, 2005) décrit ainsi la peinture accrochée dans une vitrine soviétique, par ailleurs plutôt vide, pendant l’âge d’or du régime de Joseph Staline. A priori, l’imagerie religieuse paraît bizarrement inappropriée pour un État athée. Pourtant, telle était la cynique manipulation du sentiment religieux dans ce qui, en chiffres absolus, sera peut-être l’un des régimes les plus meurtriers de l’histoire de l’humanité.
Le nom d’Hitler est synonyme de génocide. Selon de nombreuses sources, il a approuvé l’extermination systématique de 11 millions d’innocents – hommes, femmes et enfants – à travers l’Europe dont plus de la moitié étaient juifs. Quant à Staline, il porte la responsabilité de la mort inconsidérée d’à peu près le double de citoyens soviétiques qui ont succombé à une famine organisée, au terrorisme d’État et à l’exil dans des camps de travaux forcés (les goulags). Selon certains, si Hitler et ses hommes de main ont fait preuve d’une brutalité extrême, ils ont été surpassés par Staline et ses sbires sans pitié.
Aussi écœurant que soit ce bilan maléfique, il apporte peu d’explications. Il compare des psychopathes dans leur fonction de dirigeant, sans rien dire des circonstances sociales dans lesquelles ces hommes ont atteint et conservé le pouvoir. Il n’explique pas non plus pourquoi des gens ordinaires ont pris part à leur violence insensée. Même si Hitler et Staline était dérangés et profondément malfaisants, ils ont été aidés et soutenus par des foules de gens qui les ont rejoints, voyant en eux les chefs qu’ils attendaient. Comme cette série l’a déjà souligné, on ne peut ignorer la symbiose entre le dirigeant et les dirigés lorsqu’on veut expliquer la soif de sang qui caractérise le régime de tant de ces faux messies, voire de tous. De même, une forme d’exploitation de la ferveur religieuse n’est jamais loin lorsque des dirigeants cherchent à recruter et fidéliser des partisans. Mussolini a fait appel à des aspects de la tradition religieuse catholique pour créer son culte fasciste, et Hitler connaissait parfaitement la puissance de la religion quand il s’agit de susciter la fidélité à une cause. Dans l’Union soviétique athée, les choses n’ont pas été différentes au cours de presque tout le xxe siècle.
L’HOMME D’ACIER
Iossif Vissarionovitch Djougachvili est né en Géorgie en 1878 (1879 après correction officielle ultérieure). Il est le fils d’une famille de paysans, son père est un cordonnier quasiment illettré et sa mère est lavandière. Ce n’est que plus tard qu’il adoptera le nom de Staline (l’Homme d’acier) pour l’utiliser systématiquement à partir de 1913 environ.
Malgré l’humilité de ses origines, le jeune Joseph acquiert un niveau d’instruction suffisant pour entrer à 15 ans au Séminaire théologique de Tiflis (Tbilissi). Cependant, la formation à la prêtrise orthodoxe ne s’accorde pas avec ses penchants politiques de plus en plus marqués pour le marxisme. À 20 ans, soit il est expulsé soit il abandonne ses études. Il s’implique alors dans des activités révolutionnaires anti-tsaristes, notamment en organisant manifestations et grèves et en dévalisant des banques. En 1912, il habite Saint-Pétersbourg et prend la direction du journal doctrinal communiste, la Pravda. Son arrestation en 1913 le conduit à l’exil dans le nord de la Sibérie, mais sa libération anticipée coïncide avec la Révolution de février 1917.
Staline retourne à Saint-Pétersbourg, rebaptisée Petrograd, et reprend son poste de rédacteur en chef de la Pravda. Les suites de la Révolution d’octobre qui aura lieu quelques mois plus tard le placent dans une position plus solide pour promouvoir sa carrière politique. Pendant les deux années de guerre civile (1918-1920), il se fait remarquer par son efficacité en tant qu’administrateur militaire, et son élection à la fonction de secrétaire général du Parti communiste en 1922 lui offre la possibilité d’acquérir une influence auprès des fidèles du mouvement.
À cette époque, le chef du parti est en mauvaise santé. Cependant, Vladimir Lénine n’a guère confiance en l’ambitieux secrétaire. Néanmoins, malgré les critiques qu’il émet sur son lit de mort à l’encontre de la personnalité de Staline, il ne peut empêcher l’accession au pouvoir de ce dernier.
Staline a une opinion toute différente de Lénine. D’après le leader social-démocrate géorgien Rajden Arsenidze, « il vénérait Lénine, il déifiait Lénine. Il vivait des pensées de Lénine, le copiant si fidèlement que, pour plaisanter, nous l’appelions "la jambe gauche de Lénine" ».
Comment se fait-il que le dictateur soviétique ait « trouvé son dieu » en Lénine, si l’on en croit son biographe russe Edvard Radzinsky ? Qui était cet homme à qui Staline était tant redevable ?
LE PÈRE DU COMMUNISME RUSSE
Vladimir Ilitch Oulianov est né en 1870 dans la ville de Simlirsk (rebaptisée Oulianovsk en son honneur), située à environ 900 km à l’Est de Moscou sur la Volga. En 1887, son frère est exécuté pour avoir participé à un complot d’assassinat contre le tsar Alexandre III, ce qui renforce l’attachement de Vladimir Oulianov pour les causes révolutionnaires. Après avoir exercé comme avocat, il finit par s’engager à plein temps dans l’étude et l’enseignement des théories de Karl Marx, en instruisant principalement la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg. À cause de la nature subversive de ses activités, il doit fuir la police secrète, d’où son changement de nom en Lénine pour éviter d’être arrêté. Exilé en Sibérie en 1895 pour activités révolutionnaires, il quitte la Russie pendant cinq autres années après sa libération en 1900. Lors du Congrès de Londres en 1903, il prend la tête de la nouvelle faction bolchevique (en russe, « majoritaire ») du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
C’est à peu près à cette époque que Staline devient un partisan de Lénine et rejoint les bolcheviks. Vivant la plupart du temps hors de Russie, Lénine ne revient qu’en 1917, grâce à l’aide des Allemands qui l’autorisent à quitter la Suisse en passant par l’Allemagne puis la Suède. Les Allemands espèrent en fait que sa présence en Russie va déstabiliser leur ennemi de la Première Guerre mondiale. En novembre de la même année, ce sera chose faite : le fragile gouvernement Kerenski est renversé et le régime des soviets instauré. En tant que président du conseil des Commissaires du peuple, Lénine se transforme bientôt en dictateur. Staline est l’un des trois membres clés du Conseil qui le soutient. Très rapidement, la révolution prolétarienne opère pleinement : les banques sont nationalisées, les terres sont distribuées aux paysans après l’abolition de la propriété privée, les ouvriers prennent le contrôle de la production industrielle, la police secrète réprime toute opposition, et l’athéisme devient l’ordre confessionnel officiel de l’État.
Pourtant, comme nous l’avons si souvent vu dans cette série, l’usage qui sera fait de la religion traditionnelle contribuera à gagner le soutien de la population. Après la tentative d’assassinat contre Lénine en 1918, son personnage public est empreint d’une imagerie religieuse, autant sur le plan verbal que visuel. La sociologue Victoria Bonnel signale que dorénavant le leader « se définissait par les qualités d’un saint, d’un apôtre, d’un prophète, d’un martyr, d’un homme aux vertus christiques, et d’un "chef par la grâce de Dieu" ». Sur les affiches, Lénine apparaît tel un saint selon l’art iconique russe.
Les deux années suivantes sont difficiles, marquées par la guerre civile et le conflit avec la Pologne. En 1922, les activités de Lénine ont déjà gravement affecté sa santé. Au cours de cette année, il est frappé de deux attaques, puis d’une troisième en 1923 qui le prive de la parole. Sa première attaque ne l’empêche pas, voire le presse, de critiquer le travail de Staline en tant que secrétaire général du parti, jusqu’à recommander sa destitution.
Faire le bilan de la carrière politique de Lénine ne doit pas nous écarter davantage de notre propos. Notre préoccupation porte sur ce que Staline a fait du culte de la personnalité que les gens vouaient déjà à son idole.
LÉNINE, LE SAUVEUR
Certains aspects du tissu politique, social et religieux de la patrie russe vont procurer une bonne part des conditions nécessaires au culte de Lénine. L’historienne Nina Tumarkin nous le rappelle ainsi : « De même que la déification des dirigeants grecs et romains avait ses racines dans des conceptions antérieures du pouvoir et de la divinité, tout en trouvant un élan dans les besoins contemporains de l’État, les cultes révolutionnaires qui se développèrent plus tard eurent comme origine des impératifs politiques tout en se fondant sur des formes et des symboles traditionnels existants. »
On trouve dans l’ascendance religieuse de la Russie une lignée directe avec l’Église orthodoxe byzantine de l’Empire romain d’Orient. En effet, après la chute de Constantinople face aux Ottomans en 1453, certains en Russie vont considérer Moscou comme la « Troisième Rome », héritière de l’autorité sur l’Orthodoxie orientale. Confirmant apparemment ce transfert de droits et de responsabilités, le Grand Duc de Moscou Ivan III (1462-1505) épouse Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur romain d’Orient, Constantin XI. De plus, en 1547, suivant le modèle impérial de Rome, le petit-fils du duc, Ivan IV « le Terrible », devient le premier dirigeant russe à endosser le titre de tsar ou csar (dérivé du latin caesar). Ce monarque sera considéré comme laïc, bien qu’étant de droit divin. L’idée que le tsar est le représentant de Dieu sur terre ne tarde pas à être communément admise dans les milieux ruraux, ce qui facilitera le transfert de cette notion à l’égard du chef de l’État athée moderne.
Dans l’Église orthodoxe, icônes et « saintes » reliques sont vénérées, tradition sur laquelle s’appuieront l’adoration de l’image de Lénine, puis celle de son corps embaumé. Évidemment, ce culte a pour but de prolonger le lien émotionnel du peuple soviétique pour son dirigeant au profit du parti dont celui-ci était le représentant. L’idée que le corps des saints est imputrescible est alors très courante, ce qui conduit à penser que Lénine embaumé pourrait constituer un atout inappréciable pour les autorités.
Comme le montrent de précédents cas de culte de la personnalité, l’ascension de Lénine se manifeste bien avant sa mort. Elle doit beaucoup au bolchevisme lui-même. Dans ses premières années, le mouvement avait hâte de remplacer la croyance traditionnelle par une nouvelle religion humaniste, démarche appelée « construction de Dieu ». La foi marxiste consiste à se concentrer sur l’avenir physique de l’homme. Anatoli Lunacharsky, soi-disant « poète de la révolution » et constructeur de Dieu, est convaincu que la religion est essentielle à toute activité humaine bénéfique. Mieux encore quand il s’agit de la religion du socialisme scientifique, puisqu’elle promet avec des accents bibliques « l’évolution de l’esprit humain dans un "Tout-esprit" ». L’immortalité peut même être atteinte grâce à la victoire scientifique sur la mort.
« L’un des paradoxes de l’histoire a fait que les constructeurs de Dieu ont cherché à déifier le génie humain en la personne de Lénine pour qui toute religion était un anathème. »
Quant à Lénine, il rejette l’approche de la construction de Dieu en avançant que ce n’est rien qu’une autre religion fondée sur l’adoration d’une divinité (lui-même étant violemment opposé aux dieux de quelque sorte que ce soit). Cependant, l’ironie du destin fera que ce seront Lunacharsky et Leonid Krasin (autre constructeur de Dieu) qui superviseront son embaumement, ainsi que l’élévation de son mausolée moscovite sur la place Rouge. Auparavant, dans les mois qui précéderont la mort de Lénine, Staline saisit l’occasion de promouvoir lui-même le culte de son héros. À son invitation, leaders, soldats et ouvriers vont à Nijni-Novgorod (qui s’appellera ensuite Gorki pendant de nombreuses années) pour rendre un dernier hommage au mourant et assurer ce dernier de leur fidélité constante à ses idées. Ce faisant, Staline s’instaure astucieusement en metteur en scène du culte naissant. À cet égard, Radzinsky précise que Staline « conçut une campagne de propagande sans précédent qui aurait pu s’intituler "Départ du Messie" ».
Staline sait que la Russie a besoin – son histoire l’a prouvé – à la fois d’un Dieu et d’un tsar. D’après Radzinsky, c’est pourquoi « il décida de présenter [à la nation] un nouveau dieu, à la place de celui qu’avaient annihilé les bolcheviks. Un messie athée, le dieu Lénine ». Bien que la veuve de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, soit opposée à cette déification aux motifs que son mari lui-même l’aurait refusée, Staline tient à son projet, veillant à ce qu’elle n’ait pas gain de cause auprès du Politburo.
DÉIFICATION DU MORT
Les obsèques de Lénine sont méticuleusement préparées. Son corps, arrivé par le train, est littéralement porté à travers Moscou jusqu’à la salle des Colonnes. Au cours d’une cérémonie du souvenir organisée la veille des obsèques, la veuve de Lénine prend la parole, de même que plusieurs dignitaires bolcheviks. L’intervention de Grigori Zinoviev est marquante : il lit les lettres envoyées par deux ouvriers. L’un d’eux voit en Lénine « notre cher père […] notre père inoubliable : le père du monde entier », l’autre en parle comme de l’immense leader qui ne peut pas décevoir le peuple : « Il [est] impossible de ne pas croire en Lénine ». L’allocution se termine par une prière : « Lénine, vis ! Il n’y a que toi qui nous comprennes, personne d’autre. » De l’avis de Tumarkin, Zinoviev présente Lénine comme « un prophète et un sauveur ». Le discours de Staline n’a rien de remarquable si ce n’est sa tentative de s’exprimer au nom de tous lorsqu’il proclame : « Nous te jurons, camarade Lénine, que nous n’épargnerons pas notre vie pour renforcer l’union des travailleurs du monde entier, l’Internationale communiste ! ». Après l’oraison de Staline, vient celle de Nikolaï Boukharine. Il parle de Lénine comme du grand timonier qui a sauvé le navire de l’État. Cette image salvatrice sera reprise plus tard et popularisée dans le communisme chinois.
Après la cérémonie du souvenir, Staline reste éveillé toute la nuit tandis que la foule endeuillée défile devant le corps de Lénine embaumé temporairement. Certains demandent que les funérailles soient reportées, ou même que le corps ne soit pas enterré du tout. Peut-être ces requêtes se mêlent-elles, dans la tête de Staline, à une idée qu’il a envisagée pour pérenniser la présence de Lénine ? En tout cas, lorsque le corps commence à montrer des signes de décomposition environ un mois plus tard, on appelle des scientifiques pour qu’ils effectuent ce qui paraît impossible à l’époque : embaumer le corps de sorte qu’il puisse être exposé définitivement. Leur réussite sera telle que Lénine l’athée deviendra une « sainte » relique, visible encore aujourd’hui.
Cependant, le culte ne s’est pas limité au mausolée jouxtant le mur du Kremlin. Tumarkin ajoute : « Les bustes et portraits stylisés de Lénine étaient les icônes [de ce culte], sa biographie idéalisée son évangile, et le léninisme ses saintes écritures. Les "Coins rouges" étaient des autels permettant la vénération du chef dans de multiples endroits. » Ces « coins » prennent la place de l’espace traditionnel de l’icône dans le foyer orthodoxe russe. En d’autres termes, le leader est immortalisé. La Conférence des syndicats russes déclare : « en bonne santé ou malade, vivant ou mort […] Lénine demeure notre chef éternel ». Dans ces circonstances, naît tout un secteur d’activité lié au pèlerinage, des milliers de gens affluant pour voir la dépouille. C’est ce que Staline a prévu, mais les choses ne s’arrêtent pas là. Comme le note Radzinsky, « Staline leur a procuré un dieu impérissable. Il lui reste à leur donner un tsar ».
La transformation débute avec le XIIIe Congrès du Parti, en mai 1924, lorsque la veuve de Lénine remet au Comité central le dernier testament de son mari. Après avoir étudié le document, les membres du Comité écartent les critiques qui y figurent à l’encontre du secrétaire général Staline. Ils décident simplement que Lénine était perturbé par sa première attaque. Ce n’est pourtant pas suffisant pour Staline. Sachant que ses collègues du comité vont se disputer le pouvoir, il propose judicieusement sa démission ; après tout, c’était le souhait de son idole. Conformément à ses attentes, du fait de la rivalité acharnée entre ses camarades, il est confirmé à son poste. Ainsi, le décor est en place pour son ascension vers un pouvoir quasi-total jusqu’à la fin de la décennie.
COMBATTRE LA RELIGION ET DEVENIR DIEU
La destruction de la religion traditionnelle fait partie intégrante de la philosophie communiste. « La religion est l’opium du peuple », l’épithète de Marx ne tarde pas à être mise en avant dans toute l’Union. Les prêtres sont harcelés, les monastères fermés. Suivant l’exemple de Lénine, Staline se met à encourager la démolition collective des églises. Ce qu’il prévoit à la place de plus grand édifice de Moscou, l’église du Christ Sauveur, est éloquent : le lieu est censé devenir le palais des Soviets, orné d’une immense statue de Lénine, le nouveau messie. On encourage les enfants à apporter les icônes religieuses traditionnelles de chez eux pour les brûler sur des feux de joie. À la place, on leur donne des affiches de l’ancien leader bien-aimé à ramener à la maison.
« Le christianisme était remplacé par le communisme et Lénine allait être présenté à la société comme le nouveau Jésus-Christ. »
Rien de tout ceci, bien sûr, n’empêche Staline d’exploiter l’imagerie religieuse. Au fond, il est ancien séminariste.
Ses racines religieuses se manifestent de plusieurs façons. En décembre 1929, Staline fête son cinquantième anniversaire (dont il a lui-même fixé la date) en l’associant à la commémoration de la mort de Lénine. Son discours de remerciement adressé à « tous les organismes et camarades qui m’ont félicité » simule un langage humble et biblique : « Je considère que vos vœux s’adressent au grand Parti de la classe ouvrière qui m’a fait naître et grandir à son image et selon sa ressemblance. » Cette formulation rappelle Genèse 1, le Parti prenant la place du Créateur.
Et ce n’est pas tout. À l’instar des dieux des anciens, les origines de Staline n’appartiennent pas à ce monde. Sa conception et sa naissance ne tiennent pas à une femme, mais au Parti dans toute son abstraction. D’un point de vue psychologique, on pouvait s’en douter. Bien qu’il écrive régulièrement à sa mère, il ne lui rend visite que deux fois dans les années 1920 et une fois au cours de la décennie suivante. Lorsqu’elle mourra, il se contentera d’envoyer une couronne. Au cours de leur dernière rencontre en 1935, il lui demande pourquoi elle l’a battu si fort lorsqu’il était enfant. Elle lui répond que c’est pour ça qu’il a si bien tourné. Elle l’interroge à son tour : « Joseph, qui es-tu maintenant au juste ? » « Tu te souviens du tsar ? Eh bien, je suis un peu le tsar », lui répond-il. Elle réplique alors : « Tu aurais mieux fait de devenir prêtre. » Radzinsky note que la Pravda rend compte de l’entrevue comme de la rencontre de la Magna Mater et du Grand Chef, utilisant l’image de la Vierge Marie.
Staline adopte le titre de « Chef » – en russe, Vojd – vers la fin des années 1920, titre qui ne tarde pas à l’identifier comme « chef et maître » dans la tradition de Lénine. De même que d’autres dirigeants de cette époque, Mussolini le Duce et Hitler le Führer, il se passe de gouverner par des moyens dits démocratiques dès qu’il en a la possibilité. Il a commencé au sein d’un triumvirat mais, au bout de quatre années au pouvoir, « le Patron » est véritablement en passe de se transformer en tsar communiste, après avoir éliminé tous les camarades des débuts de Lénine. Débarrassés de ses adversaires immédiats, il a suffisamment de champ libre pour se préparer à asseoir sa nature divine. Il peut désormais prendre place dans un triumvirat bien différent. C’est ce qu’explique ainsi Radzinsky : « une Trinité bolchevique, un dieu trin, était en train de se dessiner. Marx, Lénine et lui-même. Dieux de la terre. »
Apparemment, Staline est plutôt réticent à l’égard d’un culte de sa personnalité, même s’il s’en réjouit assez pour en accepter les avantages une fois que ceux-ci se manifestent. Dans une analyse de la modestie ostensible de Staline, le biographe Robert Service se demande si elle ne tient pas à une leçon tirée de l’histoire romaine. « Son intérêt pour la carrière d’Auguste, premier des empereurs romains, l’influença-t-elle ? Auguste n’aurait jamais accepté le titre de souverain bien qu’à l’évidence, il ait fondé une dynastie monarchique. »
« Lorsque Staline devint un tsar, il décida qu’il deviendrait aussi un dieu. »
La transformation de Staline, de promoteur de Lénine en tant que divinité en promoteur de lui-même, sera subtile. Dans un premier temps, il devient le principal interprète de la pensée de Lénine. Ensuite, il est son égal, apparaissant à ses côtés sur les affiches. Au milieu des années 1930, Vladimir Ilitch est estompé à l’arrière-plan de ces représentations. Pour finir, il ne figure plus que par son nom imprimé sur la couverture du livre que tient Staline, et le nouveau slogan du Parti scande que « Staline est le Lénine d’aujourd’hui ». Les images iconiques de Staline en personnage christique arrivent ensuite. Un poète écrit en 1936 : « Mais toi, ô Staline, est plus élevé que les lieux célestes les plus élevés ». Le président de l’État – position subalterne – reçoit dans une lettre cette déclaration : « Vous êtes pour moi comme un homme-dieu, et I.V. Staline est dieu. » À l’Exposition agricole de l’Union de 1939, époque de l’apogée du culte de Staline, la foule est dominée par une statue en béton de 30 mètres de hauteur.
Il faut noter une fois encore que cette évolution ne tient pas aux seuls efforts de Staline. Comme dans toutes les dictatures modernes, le Chef est soutenu et encouragé pour ceux qu’ils dirigent. Dans son étude comparative de Hitler et de Staline, l’historien Richard Overy fait la remarque suivante : « Il y a complicité entre le dirigeant qui projette l’image d’un héros mythique et les partisans qui la sanctifie et la justifie. La relation émotionnelle que crée ce comportement lie les deux parties. » Évidemment, le soutien n’est pas uniquement destiné au Chef personnellement, il va aussi à tout ce qu’il fait. Comme l’écrit Service, « la Grande Terreur [1937-1938] exigea la participation de sténographes, gardes, exécuteurs, agents de nettoyage, tortionnaires, employés de bureau, cheminots, camionneurs et informateurs ». Ainsi, un grand nombre de gens ordinaires qui, auparavant, doutaient de Staline se rallient à lui. Récemment, des recherches à partir de journaux intimes datant de cette période montrent le cheminement considérable que les gens ont fait pour conformer leurs opinions critiques à la politique de l’État. En quête de sens sur le plan personnel face au cours atroce qu’avait pris l’histoire récente de leur pays, ils ont trouvé une explication convaincante à ce qui, d’après leur raisonnement, était un mauvais choix. L’historien culturel Jochen Hellbeck montre que, dans de telles circonstances, les gens veulent rationnaliser la terreur, la cruauté, la privation, la séquestration, ainsi que les purges parmi leur famille ou leurs amis, afin de fusionner avec le système. Les gens veulent que leur vie ait un sens et c’est ce que le projet communiste semblait apporter : l’humanité était sur le chemin de la perfection socialiste ; « l’homme nouveau » était en train de naître.
POUVOIR, PEUPLES ET PURGES
Une fois que Staline a obtenu l’autorité suffisante, il entame « le Grand Tournant ». Adoptant le principe léniniste selon lequel la terreur est un instrument essentiel pour légitimer l’État, et prenant comme modèle l’effroyable tsar Ivan le Terrible, il lance une attaque contre les familles d’agriculteurs (les koulaks) qui ont tiré profit de la NEP (Nouvelle politique économique, 1921–1928).
En 1929, Staline montre clairement ses intentions en écrivant qu’il faut « liquider les koulaks en tant que classe ». À partir de cette année-là, ces agriculteurs aisés sont expédiés par bétaillères pour être exilés dans les vastes régions gelées où ils doivent se débrouiller seuls. Leur départ, allié à une collectivisation de l’agriculture et à une accélération de l’industrialisation décidées par Staline, laisse la campagne dans une cruelle pénurie de nourriture. Il en résulte des cas terrifiants de cannibalisme et la disparition estimée de 5 à 8 millions de personnes mortes de faim. Pourtant, Staline écarte toute discussion sur la famine au prétexte qu’il s’agit d’une « agitation contre-révolutionnaire ». Dans les villes, la haine se développe contre les koulaks affamés qui se présentent aux périphéries, tels des animaux en quête désespérée de nourriture.
Parallèlement, Staline commence des purges politiques sous prétexte de protéger l’expérience des Soviets contre les « naufrageurs » impérialistes de l’Ouest. Il en profite pour mettre en scène des procès à grand spectacle impliquant intellectuels, universitaires, scientifiques, économistes et opposants politiques. Lorsque son second S.M. Kirov est assassiné en 1934, Staline décide même une grande épuration parmi les « vieux bolcheviks », des hommes avec lesquels il a travaillé et gouverné.
Au début de 1937, la Grande Terreur se répand. Le Politburo ordonne aux autorités locales d’exterminer « les éléments antisoviétiques les plus hostiles ». D’après l’historien britannique Simon Sebag Montefiore, la démarche équivaut à un « démocide » décrétant la mort de classes entières de la population en fonction de « quotas industriels ». Il fait la remarque suivante : « Cette solution finale était un massacre pleinement justifié du point de vue de la foi et des idéaux du bolchevisme, une religion fondée sur la destruction systématique des classes. »
L’opération est une telle réussite que les autorités locales, dotées de leurs cours de justice composées de trois hommes, demandent une augmentation des quotas et l’obtiennent. En tout, environ 760.000 personnes sont arrêtées et presque 400.000 exécutées. À ces arrestations et tueries générales, viennent s’ajouter le meurtre, l’arrestation ou la déportation à caractère national ou ethnique de quantités de Polonais et d’Allemands, mais aussi de Bulgares, de Macédoniens, de Coréens, de Kurdes, de Grecs, de Finlandais, d’Estoniens, d’Iraniens, de Lettons, de Chinois et de Roumains, amenant le total des arrestations à 1,5 million et le compte des morts à 700.000.
Staline, le cerveau de toute cette abomination mortelle et destructrice, disparaît de la scène publique à l’époque de ces massacres. En même temps, il profite de l’opportunité pour se débarrasser de beaucoup de personnes dans son entourage proche. Montefiore explique : « En un an et demi, cinq membres du Politburo sur quinze, quatre-vingt-dix-huit membres du Comité central sur cent trente-neuf et mille cent huit des mille neuf cent soixante-six délégués du XVIIe Congrès avaient été arrêtés. » Les épouses des condamnés sont emprisonnées et séparées de leur famille. Près d’un million d’enfants se trouvent ainsi privés, non seulement de leur père mais aussi de leur mère, dans bien des cas pendant une durée allant jusqu’à vingt ans. Même la police secrète et l’armée ne sont pas épargnées, les chefs subissant le même sort les uns après les autres : frappés jusqu’à ce qu’ils avouent des trahisons dont ils sont innocents, puis abattus sur les ordres du Patron. Toute personne soupçonnée de pouvoir être déloyale envers l’État dans l’éventualité d’un conflit mondial devient une cible.
Lorsque Hitler envahit l’Union soviétique en 1941, Staline est abasourdi, mais il se remet rapidement et prend les choses en main. Le régime qu’il instaure ensuite pendant la guerre se traduit par une augmentation massive des souffrances et du nombre de morts, même si la terreur s’atténue au plan intérieur. Malgré la victoire des Alliés sur l’Allemagne, on comptera plus de 20 millions de morts en URSS, dont environ 7 millions de civils. L’empressement de Staline à sacrifier son peuple ne faiblit pas. Ce qui ne l’empêche pas d’être élu maréchal de l’Union soviétique en 1943, puis généralissime en 1945.
Malgré le carnage qu’il laisse derrière lui, son ascension continue. Dans la conclusion d’un film soviétique de 1949 intitulé La chute de Berlin, on voit Staline arriver par avion dans la capitale allemande en ruine. Portant un uniforme d’un blanc éclatant, le messie est accueilli par le peuple du monde en liesse. La foule chante : « Nous te suivons vers des temps merveilleux, Nous avançons sur le chemin de la victoire. […] » Pourtant, peu après, réapparaît sa paranoïa à l’égard de l’Occident et des ennemis impérialistes de l’intérieur. Les purges et les persécutions de ses proches reprennent.
Le décès de Staline en mars 1953, à la suite d’une hémorragie cérébrale, accentue encore le fait qu’il soit adulé. Des milliers de personnes défilent devant sa dépouille exposée solennellement dans la salle des Colonnes. Embaumé à la manière de Lénine, il est exposé aux côtés de son ancienne idole dans le mausolée de la place Rouge. Ce n’est qu’en 1961, cinq ans après que Nikita Kroutchev a rejeté publiquement le culte staliniste, que le corps du dirigeant disgracié est retiré pour être enterré à proximité du mur du Kremlin. Staline a encouragé le culte de Lénine en s’efforçant de nourrir sa propre apothéose, ce qu’il a réussi à faire pendant trois décennies sanglantes. Néanmoins, finalement, il est terrassé au sens littéral. Et le stalinisme est enseveli avec lui.
Quant à l’homme dont Staline a fait disparaître le testament si crucial, il est toujours exposé, rappel moribond de son faux système messianique personnel. L’énormité de leur malveillance et de leur brutalité implique que ni Lénine ni Staline ne pouvait approcher un tant soit peu de l’utopie.
Le prochain épisode sera consacré aux faux messies dans l’Orient du XXe siècle.
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(PARTIE 10)