Pouvons-nous tous être des héros ?
À l’heure où le monde qui nous entoure est de plus en plus polarisé et où la confiance accordée au gouvernement est au plus bas, l’univers de la fiction séduit de plus en plus.
« Ce n’est un secret pour personne, écrit Peter Biskind, nous sommes à l’âge de l’extrémisme. » Cette déclaration pourrait tout aussi bien s’appliquer à la politique qu’aux réseaux sociaux ou aux sports. Ce qui pourrait toutefois surprendre, c’est d’apprendre que Biskind est historien et critique de cinéma et que dans son livre de 2018 intitulé The Sky Is Falling !, il défend l’idée que cet âge de l’extrémisme concerne également le cinéma. Chose encore plus étonnante, il utilise le terme « extrémiste » pour désigner des productions destinées au grand public, affichant le type de culture populaire (super-héros, zombies et agents secrets) que la plupart d’entre nous considérons comme une forme de divertissement tout au plus inoffensive.
Selon Biskind, il y a un peu plus d’un demi-siècle, c’était tout autre chose. Le cinéma populaire était résolument non extrême. En-dehors de quelques exceptions, rien de radical, que ce soient les westerns de John Wayne, la science-fiction, ou l’ère spatiale ; tout était centriste.
De nos jours cependant, l’extrémisme est bien là. Les héros fictifs usent fréquemment de mesures radicales pour sauver la mise, qu’ils soient survivalistes-réalistes (il faut survivre à tout prix car le monde ne changera jamais) ou techno-optimistes (repartons à zéro sur une autre planète).
Au-delà de la fiction, notre monde est également devenu plus extrême. L’opinion populaire est de plus en plus à l’aise avec ce qui était traditionnellement la marge en politique, depuis les slogans populistes au Royaume-Uni et en Hongrie à la rhétorique nationaliste anti-immigratoire aux États-Unis et dans d’autres régions d’Europe. Les politologues Roger Eatwell et Matthew Goodwin remarquent que « nous sommes aujourd’hui dans une situation totalement différente de celle qui prévalait pendant ‘l’ère classique’ de la politique de masse du milieu et de la fin du vingtième siècle. À cette époque, on était beaucoup plus loyal aux partis traditionnels (…) alors qu’aujourd’hui, nos systèmes politiques sont en proie à des évolutions majeures. » (National Populism: The Revolt Against Liberal Democracy, 2018). Le XXIe siècle a été témoin de la montée de l’activisme radical, du désalignement politique et d’un désenchantement généralisé par rapport aux structures traditionnelles.
« Le populisme, c’est le peuple reprenant l’autorité qu’il avait accordée aux institutions, en lesquelles il ne se fie plus. »
La réalité imite l’art… Ou serait-ce l’inverse ? L’effet de reflet réciproque entre le cinéma et la politique est remarquable et les implications valent la peine d’être prises en compte. Importe-t-il que Le Trône de fer ou la franchise Marvel correspondent à l’évolution de la politique ? Oui, selon Biskind. S’il a raison, qu’est-ce que cela pourra bien signifier pour l’avenir ? Pourrait-il y avoir un impact sur notre manière de réagir à la supposée catastrophe existentielle que certains observateurs pensent voir poindre à l’horizon ?
Biskind concentre son regard critique rarement égalé sur ce que certains pourraient qualifier de divertissement vulgaire. Il soutient que même les productions telles qu’Iron Man et True Blood sont idéologiques, faisant ainsi écho au point de vue de George Orwell pour qui l’art ne peut être apolitique. (Orwell avait fait parler de lui lorsqu’il avait déclaré que « l'opinion selon laquelle l'art ne devrait rien avoir à faire avec la politique est précisément une attitude politique. ») Selon Biskind, « ce sont non seulement les films hollywoodiens et la télévision qui regorgent de messages, certes pas toujours, mais la plupart du temps délibérés, mais les images, a priori totalement dépourvues de contenu politique (science-fiction, westerns, thrillers), qui sont les modes de transmission d’idées politiques les plus efficaces, justement parce qu’elles ne les véhiculent pas en apparence. »
Le paradoxe selon lequel nous serions davantage sensibles aux idées lorsque nous ne sommes pas conscients de leur propagation est psychologiquement complexe, mais il fonctionne conformément à un principe bien établi et largement exploité. Appliquées aux films, les recherches de Biskind prennent une importance critique pour nous, en tant que téléspectateurs ; en effet, est-il possible que les scénarios de X-Men et de La grande aventure Lego nous influencent davantage que n’importe quelle émission politique ne le pourrait ?
Les Nouveaux « MerchantsS »
Traditionnellement, les anti-héros évoluaient en dehors du système, que ce soit dans des films comme Psychose (1960) de Hitchcock ou L’étrangleur de Boston (1968). De nos jours, ces « méchants » sont plus souvent partie intégrante du système, voire même ils sont le système. Dans de nombreux films, les dirigeants et les systèmes sont d’une manière ou d’une autre déficients, incompétents, corrompus, voire carrément néfastes. Ceci a séduit le public. Consciemment ou pas, ces scénarios reflètent la vision que beaucoup ont de la vie réelle : les anti-héros sont souvent de nos jours les dirigeants, les gouvernements et les grandes entreprises.
Il serait difficile de soutenir que ce lien n’est pas justifié. Depuis les messies politiques présomptueux aux sociétés de produits pharmaceutiques qui gonflent les prix, en passant par les scandales des dépenses gouvernementales, la liste des méfaits perpétrés par les autorités des temps modernes semble sans fin. Les manquements de la part des dirigeants sont vieux comme l’humanité, bien sûr ; mais à l’ère du tout accès médiatique, nous en sommes désormais plus au fait. Dans les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, les gouvernements arrivaient encore à donner une image positive d’eux-mêmes, impression reflétée chez les dirigeants droits et intègres que l’on voyait souvent au cinéma. Les décennies qui ont suivi ont vu un déclin constant de cette perception positive; là où les politiciens étaient autrefois généralement dépeints comme nobles, révélateurs et stables, il serait difficile d’en trouver beaucoup qui correspondent à cette description dans le divertissement d’aujourd’hui.
De pair avec cette évolution, on constate également une chute vertigineuse de la confiance publique. Eatwell et Goodwin indiquent qu’en 1964, 76 % des Américains avaient confiance en leur gouvernement, soit « pratiquement tout le temps », soit au moins « la plupart du temps. » En 2012, ce chiffre était tombé à 22 % et d’ici 2019, selon une étude du Pew Research Center, il n’était plus que de 17 %. Cette désintégration est aussi évidente dans le divertissement que dans la vie réelle.
« L’analyse initiale de Gallup révèle que les habitants des pays ayant des mouvements populistes récents ont tendance à avoir une combinaison de faible confiance dans le gouvernement et d’attentes faibles ou statiques pour leur vie future. »
Nous vivons dans une « ère d’éclatement, de volatilité et de rupture politiques » déclarent Eatwell et Goodwin. De nos jours, on est davantage susceptible d’associer l’autorité à la corruption, à l’indolence ou à l’incompétence. Quand l’agent Jack Bauer, héros fictif de la série télévisée 24 heures chrono longuement diffusée, prit sur lui de lutter au nom de l’Amérique contre moult menaces internationales, c’est parce que l’organisme mis sur pied pour combattre le terrorisme était corrompu et compromis. Il mit en œuvre toutes les méthodes qui lui semblaient nécessaires pour parvenir à ses fins, y compris la torture. Beaucoup de téléspectateurs ont jugé ce jusqu’au-boutisme détestable, mais suite aux attentats terroristes du 11 septembre, pour des millions d’autres, il était entièrement justifié.
UN MOUVEMENT VERS LES FRANGES
Dans un contexte où les institutions et les dirigeants conventionnels sont largement discrédités, il est tout à fait naturel que les gens se tournent vers les personnages non conventionnels comme des héros. Le système ne fonctionne pas, il est donc logique d’aller trouver des solutions hors du système. Certaines expressions couramment employées ces temps-ci (faire table rase, sortir des sentiers battus) illustrent bien ce changement de perspective. Tout comme au cinéma, les « héros » politiques de la réalité sont souvent jusqu’au-boutistes, depuis Greta Thunberg, Edward Snowden et Banksy à gauche à Donald Trump, Geert Wilders et Nigel Farage à droite.
Les circonstances ayant motivé la montée des opinions extrémistes couvent depuis longtemps. Les élections qui ont donné le pouvoir à des dirigeants aux points de vue non conventionnels aux États-Unis et en Hongrie ne sont pas le fait du hasard ou d’une ignorance généralisée (comme beaucoup le soupçonnaient), mais plutôt de conditions arrivées à maturité, qui ont permis de telles réactions. Pour beaucoup, l’extrémisme a tout simplement du sens.
Le populisme, pour prendre un exemple particulièrement notoire de ce mouvement vers les franges, est la réponse collective de ceux qui ont le sentiment que leur gouvernement démocratique ne peut plus ou ne veut plus agir pour eux. Le système ne fonctionne plus, selon eux ; ils cherchent donc d’autres moyens de remédier à la situation. Le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, par exemple, était un rejet radical du système existant à la faveur d’un avenir incertain (conjugué à une nostalgie d’un passé vu en rose), une démarche incontestablement extrémiste. Comme nous l’avons dit, nous applaudissons les penchants radicaux semblables chez nos héros fictifs.
Ce jeu de miroirs entre la culture populaire et la politique semble particulièrement bien correspondre au 21e siècle, à l’heure où les présidents communiquent sur les réseaux sociaux et où les séries dramatiques comme À la maison blanche (partiellement écrite par divers assistants politiques, rédacteurs de discours et personnels ayant travaillé à la Maison Blanche ou en consultation avec eux) sont une source directe d’inspiration du jeu politique.
LE GOUVERNEMENT DE PERSONNE
La rencontre entre l’extrémisme et la culture populaire n’est pas un phénomène totalement nouveau. Il y a un peu plus d’un siècle, tout le monde parlait d’anarchie à l’excès, dans la politique comme dans l’industrie du divertissement. Si les circonstances actuelles sont de toute évidence différentes, il est utile de réfléchir à l’anarchie comme réponse aux problèmes sociaux et politiques et de considérer quel rôle elle pourrait avoir dans notre 21e siècle.
En tant qu’une idéologie, l’anarchie présente beaucoup de points communs avec d’autres formes de pensée extrêmes. Les principes qui la sous-tendent ont souvent été défendus au fil des siècles, depuis les révolutions française et américaine à Gandhi et Tolstoï. Le terme vient du grec anarkhos, qui signifie l’absence de dirigeant (ou, pour reprendre les termes de Ruth Kinna, professeure de théorie politique, le « gouvernement de personne. »
À la base, l’anarchie s’érige contre toute autorité organisée et structurée et soutient que l’absence d’autorité serait bénéfique. Elle promeut la liberté individuelle et affiche une foi impressionnante en la capacité de l’humanité à se diriger elle-même.
On associe souvent l’anarchie à la violence et au chaos. Cette généralisation est injuste. Pourtant, cette mauvaise presse a ses raisons. À la fin du 19ème siècle, des mouvements anarchistes ont émergé à travers le monde, de la Russie aux États-Unis en passant par l’Europe centrale, et ils ont tous deux terrifié et excité le public. On peut relever deux événements particulièrement saillants : l’assassinat du Tsar Alexandre II à St Petersbourg (1881) et le massacre de Haymarket Square à Chicago (1886), le premier, visant à protester contre un gouvernement autocratique, le second s’insérant dans la lutte pour les droits des ouvriers. Dans les deux cas, il s’agit d’exemples de tentatives de trouver une solution à l’injustice grâce à des moyens extrémistes. (C’était davantage l’objectif, à savoir le démantèlement du système existant, que les moyens violents employés qui faisait des deux mouvements des mouvements extrêmes.)
Il n’est pas surprenant que la démarche radicale de l’anarchisme ait inspiré de nombreuses représentations fictives, surtout dans les romans. Depuis Hartmann the Anarchist d’Edward Douglas Fawcett (1892) à L’agent secret de Joseph Conrad (1907) et Une vie inutile de Maxime Gorki (1908), l’anarchie violente a été un excellent sujet de récits palpitants.
Ce qui est particulièrement intéressant par rapport à ces exemples, c’est leur influence sur l’opinion populaire. Dans les deux cas, ils ont à la fois représenté et alimenté une paranoïa largement répandue, avec la tendance à voir des terroristes au coin de chaque ruelle. Kinna fait remarquer que l’anarchisme était perçu comme une « maladie politique autant que sociale. » Le nihiliste faiseur de troubles est devenu la hantise populaire, symbole des menaces auxquelles était confrontée la société de l’époque.
En Grande Bretagne, comme le feu critique littéraire Robert Giddings l’a indiqué, on craignait les « anarchistes-comploteurs, [qui étaient] habituellement des étrangers. » (Le parallèle avec le sentiment anti-immigrant actuel n’est que trop évident.) « À la fin de l’époque victorienne, ajoute Giddings, on craignait un effondrement de la société et l’irruption de la politique dans les rues. » Le président américain Theodore Roosevelt déclara en 1901 «l’anarchie est un crime contre toute la race humaine.»
« L’anarchiste est partout non seulement opposant du système et du progrès mais ennemi mortel de la liberté. Si l’anarchie en venait un jour à triompher, ce triomphe ne durerait que l’espace d’un instant de violence, auquel succèderaient pendant de longues années la nuit ténébreuse du despotisme. »
Il est pourtant clair que, dans de nombreux domaines, la menace pour l’humanité a été en grande partie exagérée. Dans son roman Le Nommé Jeudi, G.K. Chesterton satirise le phénomène : un agent du gouvernement s’infiltre dans un groupe anarchiste, découvrant à sa plus grande surprise que tous les membres du groupe sans exception sont en fait des agents du gouvernement travaillant pour la même mission. Chesterton met l’accent sur le fait que l’anarchie en Grande-Bretagne était considérablement exagérée et amplifiée par les peurs de la population, tout en soutenant également que ces peurs étaient réelles et avaient leurs propres conséquences.
CELEBRER L’INDIVIDU
Les conséquences de ces craintes généralisées valent la peine d’être prises en compte aujourd’hui. Nous vivons à l’âge de l’anxiété, nous dit-on, la solitude et autres troubles de la santé psychique sont les priorités dans de nombreux programmes publics. Les formes de divertissement avec lesquelles nous nous identifions en sont souvent les symptômes. Les peurs qui nous semblent convaincantes dans la fiction le sont souvent parce qu’elles correspondent à la façon dont nous voyons la vie réelle.Ce que nous aimons regarder en dit long sur notre vision du monde et sur notre réaction possible dans certaines situations précises.
Biskind nous dit que « les valeurs, et donc la politique, sont incarnées dans le tissu même des œuvres cinématographiques. » En sommes-nous réellement conscients, vous et moi ? Pensons-nous à ce que nous regardons ? Sommes-nous conscients des raisons pour lesquelles nous nous identifions à certains personnages et en méprisons d’autres ? Qu’est-ce que cela nous dit sur nos penchants moraux et politiques ?
L'anarchisme célèbre l’individu et part du principe que nous sommes tout à fait capables de nous diriger nous-mêmes et que les systèmes et les institutions déficients nous en empêchent. Si seulement il était possible de balayer toute cette confusion et de repartir à zéro, se dit-on, tout irait mieux. Moins de collectif, plus d’individuel : il n’y a que toi qui puisse changer les choses.
Ce sentiment n’est pas moins d’actualité aujourd’hui qu’il ne l’était au XIXe siècle, à une différence. À l’époque, les anarchistes étaient des étrangers mais ils étaient bien loin de l’idée qu’on se faisait d’un héros (à moins d’être soi-même anarchiste). Michael Schaack, chef de la police américaine, après avoir dirigé l’enquête sur le massacre de Haymarket Square, a rédigé une histoire de l’anarchisme dans laquelle il décrit un de ces groupes comme « une petite flopée de parias de Whitechapel satisfaits, alcoolisés, repus de bière, motivés au cannabis, sordides et débraillés, qui hurlaient et se démenaient » (Anarchy and Anarchists, 1889).
Les anarchistes étaient une sorte de maladie sociale apparentée à une invasion de zombies qu’il fallait absolument éradiquer. Et la fiction de l’époque était à l’image de cette perspective. De nos jours cependant, ceux qui auraient par le passé été qualifiés d’étrangers (Jack Bauer, Batman, Katniss Everdeen de Hunger Games) sont des héros populaires. Dans un monde où les institutions et les gouvernements sont corrompus, la maladie est à l’intérieur du système et l’individu se sent contraint de lutter contre, de lutter pour ce qu’il ou elle croit être juste. Dans certains récits post-apocalyptiques, le pire a déjà eu lieu et le seul objectif, c’est la survie ; comme Biskind l’indique, dans ces situations « nous sommes tous fugitifs. » Ce n’est que dans ce contexte qu’une chanson comme « Libérée, délivrée » (chanson du film La reine des neiges dans lequel la reine Elsa s’isole et laisse geler le monde pour un hiver éternel dans une démarche décisivement extrémiste pendant qu’elle explore son propre pouvoir personnel) devient un hymne populaire qui plait aux foules. À une autre époque, Elsa aurait pu être l’anti-héroïne, à l’instar d’Ursula dans La petite sirène ou de la méchante reine de Blanche-Neige. D’ailleurs, dans le conte de fée de 1845 de Hans Christian Andersen qui a inspiré La reine des neiges de Disney, la Reine des neiges est bien une anti-héroïne.
« Laissez-le aller, laissez-le aller / Détournez-vous et claquez la porte! / . . . Il est temps de voir ce que je peux faire / Tester les limites et percer / Pas de bien, pas de mal, pas de règles pour moi / Je suis libre! »
Contrairement au 19ème siècle, nous vivons dans un monde où nous sommes plus susceptibles d’avoir de l’empathie pour l’anarchiste et peut-être même de désirer l’imiter. Ces protagonistes assument la responsabilité de la décision de ce qui est juste et ils vont jusqu’au bout pour s’assurer d’en arriver à leurs fins.
Dans un film fictif où le nombre de héros est limité, théoriquement, cela ne pose pas de problème ; mais que se passerait-il si un grand nombre de personnes décidaient, chacune indépendamment, de revêtir sa propre cape de héros ? Étant donné le nombre de possibilités de « justesse » (d’une extrême à l’autre de l’éventail politique), le potentiel de conflit et de chaos est élevé et donc source d’inquiétude. Ceci n’est pas sans rappeler la Révolution française au cours de laquelle les masses ont souvent d’elles-mêmes pris les choses en main, ou alors la période antique prémonarchique en Israël où, si l’on en croit le livre des Juges des écritures hébraïques, « chacun faisait ce qui lui semblait bon. » Il serait sans doute salutaire de noter que les conséquences de cette multiplicité d’orientations individuelles, cette anarchie, donc, n’ont pas été particulièrement positives.
L’ARNACHIE ET L’AVENIR
Le monde dans lequel nous vivons donne aux conteurs modernes beaucoup de latitude, mais il présente également une vision troublante de notre avenir réel. Pour reprendre les exemples cités précédemment, l’anarchie qui a prévalu pendant la majeure partie de la Révolution française a fini par céder le pas à une forme de gouvernement républicaine et stable (même s’il a fallu attendre que les conséquences du règne tumultueux de Napoléon suivent leur cours). Et pourtant aujourd’hui, un mécontentement croissant dans ce pays est de nouveau à la une des journaux et les populistes élèvent la voix. L’État moderne d’Israël, lui aussi, a joui d’une période de relative stabilité, mais la polarisation politique et idéologique, ce mouvement des opinions vers les extrêmes, représente une menace croissante à cette stabilité.
Selon le consensus général, l’anarchisme de la fin du 19e siècle n’a pas triomphé. Kinna indique que « les meilleurs efforts des anarchistes pour pointer du doigt le désordre et la violence des systèmes étatiques ont rencontré une forte résistance. » En fin de compte, l’anarchisme a faibli parce que les institutions gouvernementales et sociétales s’y sont opposées. Si l’on établit un parallèle, on pourrait conclure que la période actuelle d’extrémisme populaire elle aussi passera avec le temps.
D’un autre point de vue cependant, les anarchistes ont changé le monde de manière irrévocable. L’étincelle de la première guerre mondiale, à savoir l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en 1914, acte anarchiste par excellence, a mis des États politiques puissants sur la voie de l’auto-destruction. En trois décennies, l’articulation du pouvoir dans le monde était radicalement changée, sans que cette évolution ne soit celle que les anarchistes souhaitaient.
La possibilité d’un changement radical du même ordre existe aujourd’hui aussi. Le manque de confiance sociétal et la volatilité politique croissante rendent l’avenir immédiat incertain et périlleux. Les chercheurs connaissent le type de risques existentiels qui menace l’existence des êtres humains sur terre, ce qui pourrait nous valoir des catastrophes sans précédent du type de celles qui sont présentées dans de nombreux films et séries télévisées. Comment allons-nous réagir dans cette situation ? Allons-nous nous laisser guider par ce que nous regardons pour nous divertir ? À quoi ressemblerait un monde postapocalyptique si tout le monde, d’un bout à l’autre de l’éventail politique, agissait selon sa version de ce qui est juste (libérant, délivrant tous les autres, façon Elsa dans La reine des neiges) ?
Tout comme la Bible évoque l’anarchie qui a marqué une période de l’histoire d’Israël, elle décrit aussi ce même type d’état de fin du monde d’une manière qui pourrait être perçue comme anarchiste dans son principe : les derniers chapitres du livre de l’Apocalypse promettent la destruction des systèmes mondiaux, car il n’y a rien de bon à en tirer. Mais la solution qu’elle propose est totalement différente ; il s’agirait d’un avenir qui reposerait sur un système unifié tel que jamais on n’en a établi à grande échelle. Plutôt que chacun agisse dans sa bulle isolée et choisisse sa propre moralité, il y aurait des directives et des structures de proposées, visant à promouvoir la santé et la paix pour tous, avec un gouvernement juste qui a réellement à cœur le bien-être de chaque citoyen.
Les conclusions suggérées par beaucoup de films d’inspiration extrémiste sont, en général, incertaines. Ceci aussi est un reflet de notre monde non fictif. Il est difficile de se faire une idée claire de ce que sera notre monde ne serait-ce que dans quelques années, ce qui provoque chez beaucoup une grande anxiété. Peut-on trouver un réconfort dans les équivalents de nos héros fictifs dans la vie réelle ? Ce n’est sans doute pas réaliste. Et si la Bible avait raison en promettant une autre issue pour notre monde, une issue que peu ont pris le temps d’envisager ? En cette ère où les options viables se font rares, il serait sans doute bon d’y songer.