Un jeu d’enfant
Au lieu d’aller s’amuser dans la rue avec leurs copains, beaucoup enfants jouent aujourd’hui à des jeux vidéo destinés à les recruter dans l’Armée.
« Des millions d’enfants syriens [...] souffrent à cause des adultes », écrivait Bana Alabed, réfugiée syrienne âgée de sept ans, dans une lettre ouverte au président américain Donald Trump. Après avoir quitté sa maison avec sa famille en fuyant la ville assiégée d’Alep (« la ville de la mort », selon les mots de Bana), elle a trouvé refuge en Turquie. Mais « certains de mes amis sont morts », ajoutait Bana dans sa lettre de janvier 2017.
La guerre et le complexe militaro-industriel – cette alliance profitable à la fois aux forces armées et aux fabricants d’armements et autres équipements et technologies militaires – relèvent en effet largement du domaine des adultes, les enfants en étant souvent les innocentes victimes. Toutefois, au sein de ce complexe, un aspect fait figure d’exception et mérite que l’on s’y intéresse de plus près : le complexe du « militaro-divertissement ». Bien avant qu’ils aient l’âge légal pour entrer dans l’Armée, on enseigne activement aux jeunes gens du monde entier comment faire la guerre en jouant à des jeux vidéo militaires aussi vrais que nature. La guerre pourrait donc devenir seulement un peu plus qu’une réalité virtuelle pour les nouvelles recrues, mais évidemment pas pour leurs victimes.
Quel genre d’avenir pouvons-nous espérer s’il devient impossible à ceux qui brandissent des armes de faire la distinction entre guerre et jeu ?
Divertissement militaire
Au fil des siècles, on a beaucoup écrit sur les armes et la guerre, et sur les recherches menées dans ce domaine dans l’intérêt de la défense nationale. Le complexe du militaro-divertissement n’est entré que récemment dans le débat, avec l’arrivée des jeux vidéo d’inspiration militaire.
Conçus pour recruter des jeunes gens et entraîner des soldats, ces jeux résultent des efforts combinés de l’Armée, du secteur des jeux vidéo et de l’industrie du cinéma. À première vue, l’association peut sembler curieuse, mais « des chercheurs spécialistes des médias et de l’histoire des technologies ont soigneusement documenté les points de convergence entre l’Armée américaine, les sociétés technologiques privées et les entreprises de divertissement, dans l’environnement de production appelé “complexe du militaro-divertissement”, constitué dans les années qui ont suivi la Guerre froide » (Joystick Soldiers : The Politics of Play in Military Video Games).
L’un de ses principaux outils aux États-Unis est America’s Army [l’Armée de l’Amérique], agréé « jeu officiel de l’Armée de terre américaine ». Selon un tweet du 18 janvier 2017 émis par le commandement chargé du recrutement militaire, America’s Army « diffuse le message et les #ArmyValues [valeurs de l’Armée] en suscitant l’intérêt de recrues potentielles », ce qui concorde avec la vision du colonel Casey Wardynski, l’officier à l’origine de la création du jeu. Le chercheur Corey Mead souligne que selon Wardynski, « America’s Army a été spécifiquement conçu pour cibler les garçons de douze et treize ans [...] qui n’ont pas encore décidé ce qu’ils veulent faire de leur vie ». Le jeu est gratuit et fait la promotion du message et des valeurs de l’Armée, tout en offrant une réelle jouabilité. En outre, comme le constate Clifford Kyle Jones dans un article sur le site Internet de l’Armée de terre américaine, « pendant les écrans de chargement, [America’s Army] diffuse des vidéos de communication de l’Armée et [...] ces messages sont vus deux millions de fois par mois. » Chez un(e) adolescent(e) jouant régulièrement à ce jeu sur plusieurs années, les valeurs et le message de l’Armée s’enracinent et incitent la « recrue potentielle » à envisager sérieusement de s’enrôler quand il ou elle en a l’âge.
« America’s Army [...] allait devenir l’un des jeux vidéo en ligne les plus populaires de tous les temps, vanté par l’Armée comme son outil de recrutement le plus rentable jamais utilisé. »
L’ESRB, l’organisme nord-américain de classification des jeux vidéo, a placé America’s Army dans la catégorie « Adolescents » (à partir de 13 ans). L’ESRB fournit des descriptifs de contenu pour justifier ses classements. Pour la dernière version du jeu, America’s Army – Proving Grounds [L’Armée de l’Amérique – Terrains d’entraînement], les descriptifs sont, et c’était prévisible, « Violence » et « Sang ».
Mead note que Wardynski et son équipe de développeurs « savaient que leur public cible d’adolescents serait surtout intéressé par les séquences de combat du jeu, mais ils ont compris que ces éléments ne pouvaient pas être un argument commercial affiché. Par conséquent, ils ont décidé de mettre l’accent sur le recours autorisé (et non aveugle) à la violence. » Il cite ensuite Wardynski, qui explique que pour l’Armée de terre, « la mission première est de combattre pour la nation sur le terrain. Ce qui suppose un usage contrôlé de la violence. Nous recourons à la dose de violence nécessaire pour exécuter la mission, puis nous intégrons ce scénario dans le jeu, c’est-à-dire dans l’action de l’Armée. »
Un contraste saisissant
De tout temps, le but des armées a évidemment été de recourir à « la dose de violence nécessaire » pour vaincre l’ennemi. Quelles que soient les justifications pour faire la guerre, la réalité est que des « millions d’enfants syriens [et d’autres pays] [...] souffrent à cause des adultes ». Nombre de ces adultes ont appris, lorsqu’ils étaient eux-mêmes à peine plus que des enfants, à être violents et à faire indirectement la guerre par l’intermédiaire de jeux vidéo. Au lieu d’aller jouer dehors dans la rue, ces jeunes restent à l’intérieur et apprennent de façon interactive la guerre et la violence devant un écran. La souffrance de millions de personnes dans les zones du monde ravagées par les conflits armés résulte, au moins en partie, des leçons apprises dans des jeux vidéo comme America’s Army, puis mises en pratique dans la vraie vie.
Le complexe du militaro-divertissement est-il pérenne ? Ou nous mène-t-il seulement vers des modalités de plus en plus sophistiquées de faire la guerre et, en fin de compte, de nous détruire les uns les autres ? Dans une œuvre classique de la littérature moyen-orientale, dans un passage du livre biblique d’Ésaïe, le prophète annonce qu’à un moment dans le futur, la violence et la guerre seront éradiquées. C’est l’espoir des nations, inscrit devant le siège de l’Organisation des Nations unies à New York : « [...] De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des serpes : une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, et l’on n’apprendra plus la guerre » (Ésaïe 2 : 4, italique ajouté). Malheureusement, une autre prophétie nous dit qu’avant ce temps, l’humanité sera confrontée à une menace de catastrophe tellement terrible que, « si ces jours n’étaient abrégés, personne ne serait sauvé » (Matthieu 24 : 22).
Le Moyen-Orient a été au cœur de conflits importants au fil de l’histoire. Dans la Bible, des passages concernent Damas, la capitale de la Syrie, et Jérusalem, toutes deux des cités antiques aux prises avec la guerre et la violence. Mais contrairement à celles-ci, et à Alep, aujourd’hui « ville de la mort », Jérusalem sert de symbole pour les villes du futur, une ville de la vie magnifiquement restaurée. La sécurité et la sûreté seront ses emblèmes. Un autre prophète écrit : « Des vieillards et des femmes âgées s’assiéront encore dans les rues de Jérusalem, chacun le bâton à la main, à cause du grand nombre de leurs jours. Les rues de la ville seront remplies de jeunes garçons et de jeunes filles, jouant dans les rues » (Zacharie 8 : 4-5). Ils ne joueront pas à l’intérieur, à des jeux vidéo militaires.
Cet âge paisible, sans guerre ni violence, ressemble à un temps auquel Bana Alabed, et en réalité chacun d’entre nous, peut vraiment aspirer.